Culture

La Compagnie Créole en deuil

« Leur musique a gagné bien plus que la respectabilité éphémère des médias bien pensants des années 80 ».

Apprenant hier le décès de José Sebeloué à 74 ans, nous avons décidé de rendre un hommage global aux membres de la Compagnie Creole, si décriés dans leur communauté. Voici des extraits du livret rédigé par Daniel ICHBIAH à l’occasion de la sortie de l’intégrale du groupe 1982-1990, qui relativise leur supposé doudouisme.

… Ecrire des mots, composer des mélodies que tout un chacun va fredonner pour se donner du baume au cœur est un penchant béni des cieux.

… Vers le milieu des années 70, un tandem s’est distingué en la matière, celui formé par Daniel Vangarde et Jean Kluger. Ensemble, ils ont écrit pléthore de chansons pour des artistes en vogue : Petula Clark, Sheila, Claude François, Dalida, Rika Zarai, Régine… Et puis, au début des années 80, une très belle intuition les a conduit sur le terrain de la musique des îles…

Cela ne plaira jamais aux Antillais présents sur le sol de France

À cette époque, Daniel Vangarde se distingue par son affection pour les Antilles où le tou­risme n’a pas encore envahi les plages et villages. C’est en ces lieux paradisiaques qu’il a découvert les rythmes “zouk”, …, à même de drainer les plus indolents sur les pistes de danse.

Cette musique des Antilles… a astucieusement marié des éléments disparates : les percussions africaines, le jazz de la proche Nouvelle Orléans, les instruments et mélodies à l’Européenne. Il en est ressorti un cocktail unique, irrésistiblement festif. Vangarde et son compère Kluger sont persuadés qu’une telle formule musicale serait à même d’emporter les faveurs du public français. Hélas, les deux faiseurs de tube se heurtent au préjugé ambiant : “Cela ne plaira jamais aux Antillais présents sur le sol de France. Autant dire qu’il n’y a pas de marché.” est l’avis éclairé qui leur est donné par les “je-sais-tout” du métier de la musique, ceux qui se contentent de prendre les trains en marche.  Vangarde n’est décidément pas de cet avis et il prend donc sur lui de produire un album qui rassemblerait les chansons les plus connues des Antilles. Il reste à former un groupe qui porterait un tel répertoire. Il patrouille les boîtes de nuits parisienne proposant de la musique créole et fait la connaissance d’un curieux personnage nommé Arthur Apatout. 

La naissance de la Compagnie Créole 

Presque aveugle, ce guitariste et chanteur à la voix particulièrement grave est aisément reconnaissable : il porte en permanence des lunettes teintées, un chapeau et qui plus est, un gra­cieux perroquet trône en permanence sur son épaule ! Avant tout, lorsque Arthur prend sa guitare, il dispense ce fameux rythme zouk… et qui dès les premières notes, distille une atmosphère de joie de vivre et de soleil. Séduit par son jeu de guitare, Vangarde lui demande s’il pourrait former un groupe ? Aussitôt dit, aussitôt fait, l’homme au chapeau sélectionne assez rapidement la joviale danseuse Clémence Bringtown, venue de Martinique… Le Guyanais José Sébéloué vient rejoindre le duo ; il est lui aussi guitariste et chanteur il va devenir la voix principale du groupe… Julien Tarquin prend la position de bassiste… Originaire de la Guadeloupe, Guy Bevert, le batteur choisi pour le groupe a fait ses armes dans le jazz… Il ne manque plus qu’un nom évocateur pour ce quintette. Ce sera : La Compagnie Créole !

Blogodo, le premier album enregistré par le groupe sort en 1982. Il n’est composé que de chansons populaires en Guadeloupe et en Martinique comme “Panama”.  Si la maison de disques Carrere a mollement consenti à sortir le disque, c’est avant tout parce qu’elle a connu un beau succès avec de précédentes productions de Daniel Vangarde, déjà composées d’Antillais : “D.I.S.C.O” du groupe Ottawan et “Cuba” des Gibson Brothers. 

“Nous voulons bien le sortir mais vous savez, il n’y a pas de marché pour ce genre de musique” a déclaré le distributeur… Au même moment, Daniel Vangarde et Jean Kluger disposent d’une chanson pleine de swing et de bonne humeur intitulée “C’est bon pour le moral”. À cette époque, ils ont tenté en vain de la placer à divers artistes en vue. Ils l’ont présentée à Joe Dassin, à Sacha Distel, à Carlos et à d’autres, et n’ont essuyé que des refus polis. 

C’est bon pour le moral

“Tous me disaient que cela ne se faisait plus de chanter ce genre de chose,” raconte Jean Kluger. Un jour, Arthur Apatout entend la chanson et a un déclic : “Cette chanson est pour nous !” affirme l’homme au perroquet… Kluger et Vangarde cèdent à la demande et adaptent les paroles en vue d’un chant de groupe.

Nous sommes en 1983… La Compagnie Créole apparaît comme un cheveu sur la soupe… Le premier rendez-vous de Jean Kluger et Daniel Vangarde a lieu chez RTL. Après avoir écouté, le titre, le directeur de la station exprime son désaveu en ces termes : « Cela ne nous intéresse pas, c’est de la musique de bal ! »

« C’est exactement ce que nous voulons faire », répliquent les auteurs-compositeurs. « C’est cela qui est amusant aux Antilles : les gens dansent sur cette musique. Nous aussi, nous voulons faire danser les gens ». Les auteurs s’entendent pourtant dire par le directeur de RTL qu’en France, la musique de bal a une connotation péjorative, ce qui équi­vaut à une fin de non recevoir. Par bonheur, Claude Carrère a ses entrées dans une émission hebdomadaire de Guy Lux qui est diffusée sur la 1ère chaîne de télévision. Le samedi soir suivant, La Compagnie Créole vient chanter sa ritournelle de bal. Le public est instantanément au rendez-vous… Chance… Patrick Sébastien s’en vient proposer au groupe de figurer dans sa grande tournée nationale.

Kluger et Vangarde se mettent au travail afin de réaliser une deuxième chanson… avec l’idée d’écrire… sur Picasso. Vangarde exprime sa réserve sur la chose : … Si nous parlons de Picasso, nous risquons d’avoir des problèmes avec les héritiers. Dans l’appartement de Vangarde se trouvent une floraison de plantes de toutes sortes… Et pourquoi ne ferions-nous pas quelque chose sur le douanier Rousseau ? De fait… Certaines peintures naïves de Henri Rousseau, celui que l’on appelait le “douanier” dépeignent une luxuriante végétation peuplée d’animaux exotiques, quelque chose qui se marie bien avec l’univers de la Compagnie Créole. Ils ont alors une inspiration : “Vive le douanier Rousseau” et savent alors qu’ils ont trouvé le fil conducteur... Il s’en vend plus de 300 000 exemplaires, tandis que le 45 tours initialement sorti, “C’est bon pour le moral” dépasse le millions d’unités.

Le bal masqué 

… Le troisième album qui sort en 1985 comporte un titre phare : “Le bal masqué” qui va devenir la chanson la plus célèbre du groupe. Dotée d’une joviale musique, d’un texte simple mais accrocheur,…, la chanson est un tube dans toute sa splendeur, un appel à la liesse. Le 45 tours “Le bal masqué” marque un record en demeurant durant 32 semaines dans le Top 50.  L’album comporte un autre refrain appelé à s’inscrire dans toutes les bouches : “Bons baisers de Fort de France”… 

… La Compagnie Créole achève 1985 l’année avec une semaine à l’Olympia. Déjà en ce milieu de décennie, l’accueil du public est indescriptible avec des spectateurs debout en train de danser d’un bout à l’autre du show.

Pas une seconde à perdre… 1986 voit apparaître le quatrième album de La Compagnie Créole avec pour titre phare “Ça fait rire les oiseaux”…

Que dire ? L’accueil, une fois de plus est dithy­rambique. Partout en France, les couples se déhanchent sur cette chanson exotique dont il se dit qu’elle donne “la pêche” et sème la bonne humeur ! Là encore, “Ça fait rire les oiseaux” va devenir un incontournable des fêtes…

Un boulevard pour Kassav ou Zouk Machine

… Si La Compagnie Créole a le vent en poupe, au niveau des puristes, le phénomène n’est pas toujours bien vécu ; leur musique de “variétés” n’est pas conforme à celle qui vient des Antilles. En réalité, le succès du groupe a ouvert un véritable boulevard pour des formations “authentiques” telles que Kassav ou Zouk Machine qui n’avaient jamais encore percé au pays de Molière.

1987 est l’année de l’internationalisation. La popularité du groupe au Canada justifie une visite outre-Atlantique et le quintette y récolte une adulation qui ne va jamais s’estomper… L’album de l’année s’intitule La Machine à Danser et il a pour tube “Ma première biguine partie”, clin d’œil à un tube de Sheila paru vingt ans plus tôt…

… À cette époque, le groupe bénéficie d’une publi­cité permanente : il existe alors une émission de télévision fort regardée le samedi soir intitulée Sacré soirée ! Or, La Compagnie Créole y est demandé toutes les semaines. Durant deux ans, ils ont dû faire cette émission 36 fois.

« Nous-mêmes trouvions que c’était trop et voulions refuser. À chaque fois, l’on nous disait : ce n’est pas possible, il faut qu’ils fassent l’émission !” raconte Jean Kluger.  “Dans le livre de mémoires qu’a écrit Gérard Louvin qui produisait l’émission, j’ai finalement appris pourquoi. À l’époque, la Une avait été vendue à Bouygues et ce dernier adorait la Compagnie Créole. Tous les samedis soir, il venait donc dans la cabine pour les écouter. C’était pour lui faire plaisir que l’on invitait à chaque fois la Compagnie Créole ! »

Jose Sebeloué 

En dépit de la popularité du groupe, lorsque José Sébéloué s’en retourne dans sa Guyane natale, une fois descendu de l’avion, il monte dans une pirogue et s’enfonce dans la brousse pour gagner le village dépourvu d’eau et d’électricité où demeurent ses parents. Sur place, durant deux ou trois jours, il s’adonne au jeu traditionnel du tambour. Une fois cette escapade achevée, José s’en revient vers la civilisation et le dimanche suivant, il se retrouve comme si de rien n’était sur le plateau de Jacques Martin…

En 1988,…  Ils entament ensuite une tournée de cinq semaines au Canada qui a pour conséquence un disque de platine dans cette contrée. À l’automne de cette même année, ils reçoivent le prix “Felix” qui couronne le meilleur spectacle francophone au Canada…

1989… Un sixième album apparaît dans les bacs.. Au moment de la rentrée, La Compagnie Créole sort pour la première fois un single/balade qui tranche avec leur répertoire habituel : “Santa Maria de Guadaloupe”.

“… Nous avons voulu sortir une chanson triste, mélan­colique, pour changer un peu.” raconte Daniel Vangarde. “On nous a dit : ce n’est pas possible, les radios ne la joueront pas ! Nous avons pourtant insisté et décidé de la sortir. » La sortie du single est prévue pour le lundi 18 septembre 1989. Or, dans la nuit du vendredi au samedi, Hugo, l’un des plus forts ouragans qu’ait connu la Guadeloupe dévaste le territoire. Durant le week-end, les médias enchaînent les flash d’informations sur cette grande tempête qui a engendré des dégâts considérables. Le lundi matin, la chanson “Santa Maria de Guadaloupe” débarque sur les ondes…

“C’était un hasard incroyable.” raconte Jean Kluger. “Alors que les radios ne l’auraient pas normalement jouée, nous avons fait toutes les émissions car cela collait complètement avec l’histoire de la tempête, la dureté de la vie des aux pêcheurs. C’était une coïncidence rare. De ce fait, la chanson est devenue un gros succès”…

Et pourtant… Le groupe est harassé par tant de tournées, tant de pressions, tant de remue-ménage. Après tant d’années de vie commune forcée, ils expriment le besoin de prendre du large, s’octroyer une pause, vaquer à d’autres occupations, avoir une vie privée, respirer un peu… D’un commun accord, tous décident de mettre un terme à l’aventure commune…

Leur musique est liée à des moments de bonheur

Si l’on regarde en arrière, il faut reconnaître que le phénomène La Compagnie Créole n’a pas rencontré d’écho dans les grands médias de France. Jamais ils ne se sont retrouvés sur la couverture d’un magazine à la Paris Match, jamais leurs disques n’ont recueilli l’avis d’un quotidien à la Figaro.

“Le Tout-Paris ne venait pas les voir et les grands médias non plus parce que leur répertoire n’était pas branché. C’était tout de même une musique de bal et en tant que tel, cela ne les intéressait pas.”, observe Jean Kluger… Si l’on porte un regard plus vaste sur leur carrière, il apparaît que leur musique a gagné bien plus que la respectabilité éphémère des médias bien pensants des années 80…

“Le souvenir de la Compagnie Créole pour moi”, conclut Jean Kluger, “c’est que cela a rendu des gens heureux. Pour les gens, leur musique est liée à des moments de bonheur.” Qu’importe alors la reconnaissance des biens pensants si l’on a pu faire surgir un sourire sur des millions de visages.

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