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Déconsidérée à l’extérieur, mais aussi par ses propres habitants

Le Scrutateur de nos turpitudes avait pu naviguer entre les wélélés des chanté-Nwel, les barrages fey tol dé moso bwa anti-vaccinaux, ou les épisodes du goumé politico-gosiero-saintannais. Il aurait pu évoquer la « découverte » à la Colomb de la vie chère ou de la discrimination à l’embauche des locaux… Oui mais Théo est unique…

La Guadeloupe est une zone à part du monde, Théo nous avait tendu le témoin, en nous suggérant : «la Guadeloupe est une hétérotopie, Fo zot informé pèp la ! ».

En fait, deux mots-clefs nous avaient été délivrés. Cette fameuse hétérotopie, prétexte identitaire sans cesse évoqué, mais en même temps écrasement de l’humble et du peuple qui se voient dépouillés de leur substance, relégués dans les limbes de l’inaudible, par ceux-là mêmes qui sont les maîtres de barricades, et le nom d’un jeune chercheur, Dimitri A. Lasserre analyste du mouvement social de 2009.

Du soulèvement spontané de travailleurs ulcérés par leurs conditions de vie, et la non-prise en compte de valeurs fondamentales (eau, transports), qu’un leader syndical aux accents messianiques avait su agglomérer, nous en sommes arrivés lors de ce second mouvement au  mépris des intellectuels, au nationalisme belliqueux, à la défaite absolue des intelligences, au négationnisme scientifique.

Sont venues s’ajouter une terreur moderne inconnue jusqu’alors en Guadeloupe (certains diront que la Terreur est aussi la part maudite de la Révolution Française, mais nous sommes au XXIème siècle, dans un archipel où déjà le nombre d’assassinats, de tués sur la route, de morts du Covid, de personnes victimes de comorbidités est hallucinant).

97L : Théo, tu nous avais donné carte blanche pour explorer cette hétérotopie. 

Théo (très grave) : J’ai particulièrement apprécié l’articulation de votre réflexion à un pays d’Amérique qui ressemble par bien des égards au nôtre : le Brésil.

Vous citez l’écrivaine Ana Kiffer. D’autres chercheurs brésiliens, comme Paulo Freire, avaient déjà mis l’accent sur les lignes de force de la société brésilienne  « qui se nourrissent en effet de l’amour de la mort, pas de la vie ».

Le format de l’article ne permettait pas d’insérer de trop larges extraits de la réflexion de Kiffer. Mais quand elle dit : « (Notre pays) se débat contre le feu, les morts, les assassinats… Déchiré entre des haines multiples et différentes : celles qui ne veulent que tuer, et les autres écartelées entre douleur, désespoir et revendications politiques.

(Notre pays) est isolé. Retranché dans une zone à part du monde…, dans ce cratère politique, trou béant et approfondi par un phénomène mondial, la pandémie », oui c’est le Brésil, mais assurément la Guadeloupe.

La crise actuelle révèle la rupture et la faillite de l’ordre symbolique (partis politiques, syndicats). Nous avons abouti à un « refermement » de l’espace guadeloupéen dans le champ clos de la psychose. 

Cette donnée recoupe d’une part une question politique, mais aussi une question de société et enfin une question de psychopathologie concernant le rapport du guadeloupéen à son propre enfermement.

 Les scènes de fureur et de bruit sont apparues paradoxalement comme une catharsis collective, source de rupture, mais aussi de retrouvailles morbides, où la drogue, le rhum, les exactions ont coulé à flots, une catharsis écoeurante et angoissante pour des observateurs comme la sociologue Patricia Braflan-Trobo. 

Dans une tribune, elle avait évoqué une propagande blanche anti-vaccin. 

France-Antilles, lui posant la question :  De qui, de quoi parlez-vous, et pourquoi avez-vous choisi de racialiser ce débat ?

Elle répondait : « Je suis une nationaliste qui vit de la vie, pas de la mort. Je n’ai pas choisi de racialiser ce débat. Sa racialisation s’est imposée à moi de façon violente quand j’ai constaté la masse de vidéos et de textes issus des mouvements et personnalités racistes, fascistes et réactionnaires qui étaient partagés par des nationalistes, des indépendantistes, des rastas,…)

Ce n’est pas un mouvement pour le bien-être du peuple guadeloupéen, ajoutait-t-elle le 19/11/2021, toujours sur France-Antilles.

97L : Nous sommes pointés du doigt désormais. Les connivences des hommes politiques, une désinformation et une inculture affligeantes, font que notre position dans l’arène mondiale a dégringolé au plus bas niveau imaginable.

Théo : Je suppose que vous faîtes référence à toute une succession d’articles. Il y avait celui d’Anne-Marie Le Pothier dans le Figaro sur le gouffre juridique dans lequel avait plongé le Tribunal administratif de la Guadeloupe. « Aux Antilles, pourquoi une telle complaisance ». Le tout dernier, « En Afrique du Sud comme en Guadeloupe, la désinformation tue », concerne le titre choc d’une interview du Pr Gilles Pialoux dans l’Express du 14/12/2021. Pour le Pr Pialoux, l’émergence de variants en Afrique du Sud s’explique aussi par le refus vaccinal. Un phénomène, selon lui,  finalement assez proche de celui vu en Guadeloupe !

Selon lui, le contexte social, les inégalités d’accès au dépistage aggravés par la crise sanitaire mais surtout le scepticisme vis-à-vis de la science, voire le négationnisme sont les causes d’une future accélération de la pandémie.

Le fait que le variant Omicron soit apparu dans cette région du monde où le taux de prévalence du VIH est plus élevé chez les femmes qui accouchent (30 %), que le taux de vaccination contre le Covid (27 %), questionne selon lui les mécanismes d’émergence de ces variants. Une personne immunodéprimée par le VIH, non traitée, et infectée par le Sars-Cov-2 a de fait plus de possibilité de secréter des variants mutés.

97L : Si nous sommes cités, c’est qu’il sait parfaitement que la Guadeloupe est le 2ème département de France le plus touché par le VIH, cette comparaison avec l’Afrique du Sud n’est pas innocente.

Théo  Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine ;  en ce qui concerne l’univers, je n’en n’ai pas acquis la certitude absolue disait Albert Enstein.

97L : Tu nous indiquais que tu voulais porter à la connaissance de nos internautes, Pierre Odin, sociologue, décrypteur lui aussi du conflit social de 2009. 

Théo : Pierre Odin fait découvrir la singularité du syndicalisme antillais. Issu du militantisme anti-colonialiste et révolutionnaire, ce syndicalisme de lutte, selon lui, s’appuie sur la grève et le rapport de force.

Il développe également un cadre d’analyse global pour dénoncer la pwofitasyon. 

Mais Pierre Odin observe des divergences entre les deux principaux syndicats. La CGT reste attachée à la lutte des classes qui oppose les patrons aux salariés. L’UGTG, malgré des discours virulents, privilégie un nationalisme interclassiste. Ce syndicalisme fustige les grands patrons blancs mais peut défendre des petits patrons noirs. La morale patriotique prime sur la lutte des classes.

Les coalitions de syndicats et de sectes, comme le LKP, sont considérées comme le moteur du mouvement. La plateforme de revendication doit permettre de mobiliser les masses. En réalité, le mouvement de 2009 repose sur la spontanéité, toujours selon Pierre Odin. Les syndicats ne cessent d’appeler à la mobilisation. Mais c’est le plus souvent sans succès. Ce sont les exploités qui décident de s’emparer du mouvement, de descendre dans la rue et de faire grève. Le rôle mythique des syndicats et des cartels d’organisations doit être relativisé. D’ailleurs les syndicats sont les premiers surpris de l’ampleur du mouvement.

Le livre de Pierre Odin montre même le rôle néfaste des syndicats supposés de lutte. Ces organisations restent figées dans le cadre des négociations avec l’Etat. Elles restent, aux Antilles soumises aux institutions. (On peut affirmer que l’échec de la rencontre, mardi,  entre le collectif et nos politiques est la traduction primaire de cette continuité  dans leur doctrine politique : ils sont incapables d’envisager une autre issue).

Justement, Pierre Odin se montre particulièrement véhément sur l’issue de 2009. Les syndicats et le LKP se cantonnent à leur rôle historique de briseurs de grève. Ils appellent à la reprise du travail une fois leurs revendications satisfaites. Ils ne cherchent pas à pousser le mouvement le plus loin possible. Leur horizon reste celui de la cogestion et de l’indépendance, mais pas celui d’un mouvement révolutionnaire. Le LKP reste une imposture pour trotskistes vermoulus. L’UGTG n’est d’ailleurs qu’un syndicat autoritaire qui impose hiérarchie et discipline. 

Mais la révolte de 2009 échappe à l’emprise de ces bureaucrates pour prendre des formes plus sauvages et autonomes.

La véritable force du mouvement de 2009 repose sur ses pratiques de lutte. La grève et le blocage deviennent un cocktail détonnant qui permet de tenir tête au patronat et à l’Etat français, affirme Pierre Odin.

97Land : Quelle est la source d’espoir à la quelle nous pouvons continuer à nous abreuver sur le papillon?

Théo : La Guadeloupe est une apocalypse intellectuelle, institutionnelle, sanitaire, managériale, écologique.

Une des caractéristiques centrales des sociétés actuelles est la fin des « méta-récits ». Nous sommes entrés dans une ère post-politique où l’action collective n’est plus légitimée en fonction d’idéologies politiques.

L’espoir ne peut que résulter de nous-mêmes. 

Nous avons jusqu’à maintenant tenu la barre, malgré les crispations identitaires,  en ce qui concerne le respect mutuel entre les différentes communautés vivant sur notre territoire. En ce sens, la réponse d’Elie Domota à Dieudonné quand ce dernier l’avait exhorté à le rejoindre, était parfaitement claire.

« J’aimerais faire un duo avec un autre Elie (en référence à son ancien tandem avec Elie Semoun), Elie Domota, avait lancé l’humoriste (publié dans le journal Le Monde du 23 mars 2009). Dieudonné en avait appelé au leader du LKP en Guadeloupe, espérant qu’il le rejoigne ; en annonçant sa candidature aux élections européennes d’Ile de France.

Interrogé par le Monde sur ce qu’il en pensait, M. Domota avait répondu sèchement : je n’en pense absolument rien ».

 


Source : Pierre Odin, Pwofitasyon, Luttes syndicales et anticoloniales en Guadeloupe et en Martinique, La Découverte 2019

Vidéo YOU TUBE Mediapart « 10 ans avant les gilets jaunes, les Antillais contre la pwofitasyon

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Théo LESCRUTATEUR

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