Antilles : l’Etat français en procès
Un article de Natasha Kumar pour le Times Hub datant du 15 décembre.
Dans les Antilles françaises, les derniers barrages routiers bloquant la circulation ont été levés par la police la semaine dernière. Le mouvement né du refus de la vaccination obligatoire pour les soignants et les pompiers, et qui a dégénéré en crise sociale, a laissé place à des discussions entre syndicats et élus locaux pour répondre aux nombreux problèmes économiques et sociaux de ces territoires.
Vie chère, services publics défaillants, les griefs sont multiples et bien souvent, c’est l’Etat français, qui dans ces anciennes colonies se heurte à la méfiance des manifestants.
« J’ai vécu dans un bain de chlordécone », résume Jean-Michel Emmanuel, planteur de bananes. Pendant des années, le sexagénaire a déversé des kilos de ce pesticide sur sa bananeraie. Aux Antilles, le gouvernement a continué à autoriser l’utilisation de cette molécule probablement cancérigène, alors qu’elle avait été interdite en France en 1990. Par ces dérogations accordées, l’État français est-il seul responsable des dégâts ou en partage-t-il la responsabilité avec les industriels ?
La question n’a jamais été tranchée. Pour Jean-Michel, c’est un sentiment de culpabilité très personnel qui l’a poussé vers une agriculture qui tend vers moins de pesticides.
« Le fait que nous ayons été utilisateurs nous rend encore plus sensibles (à l’agriculture durable). C’est pour cela que nous nous engageons aux côtés de l’Etat dans un plan Banane durable. Notre objectif est d’atteindre l’objectif zéro pesticides. Nous ne voulons plus qu’il y ait d’autre chlordécone dans notre pays ».
Presque tous les Antillais portent des traces de ce pesticide en eux. La mobilisation est donc forte afin de dénoncer un État qui ne protège pas ses citoyens dans ces régions d’outre-mer.
Devant le CHU de Pointe-à-Pitre, le syndicat UGTG ne s’en prive pas. La musique venant des haut-parleurs pour motiver les troupes, accompagne les soignants non vaccinés qui ont été suspendus. Dans les discours, les infox alimentées par les réseaux sociaux foisonnent, comme celle sur la prétendue illégalité du vaccin.
« Il faut comprendre qu’aux Antilles, on ne peut pas faire n’importe quoi. On avait déjà du chlordécone », affirme Véronique Mayeko, infirmière et élue UGTG. « Ils veulent nous donner un vaccin qui n’en est pas un, mais un produit expérimental. Ils ne peuvent pas nous mentir : il n’a pas encore reçu l’AMM définitive. Nous sommes donc contre cette obligation, pas contre le vaccin », poursuit l’infirmière suspendue le mois dernier.
Une punition. C’est le mot revient dans la bouche de plusieurs soignants qui doutent ou rejettent le vaccin. Ils restent minoritaires à l’hôpital mais comme le CHU est un employeur important sur l’île, le préjudice économique se fait sentir pour de nombreuses familles.
« Perdre mon boulot parce que je veux pas m’injecter cette merde, ce n’est pas juste », nous confie Sandra Filomin, infirmière au service de Diabétologie. « Mon salaire est bloqué, je me retrouve avec deux enfants et des crédits. Ce n’est pas juste car quand il fallait être là pour sauver les malades, y compris lors de l’incendie (du CHU en 2017), on était là » achève, amère, la jeune femme.
Un hélicoptère de la gendarmerie survole le barrage de Boucan, tenu par des jeunes et des membres de la société civile. Debout près du rond-point qui sert de point de ralliement, le porte-parole du collectif Moun Gwadloup, Ludovic Tolassy. Ce haut lieu de la contestation vit ses dernières heures avant l’assaut final. L’occasion de dresser encore une fois l’interminable liste des échecs des politiques publiques imputables à l’État ou aux collectivités : un accès plus que restreint à l’eau potable, un nouveau CHU qui ne devrait voir le jour que dans deux ans, l’absence d’opportunités d’emploi et l’oisiveté des jeunes, souvent qualifiés de « voyous ».
« Autour d’ici, il y a des quartiers qui rassemblent nombre d’enjeux de la société d’aujourd’hui » , s’exclame l’ancien policier de l’hexagone revenu « au pays » pour monter son entreprise de nettoyage industriel. « Ici, à Sainte-Rose, dans le quartier Sainte-Marie avec les problèmes de logements insalubres et d’accès à certains services, il y a des jeunes surdoués qui ont du mal à trouver du travail. Ce serait bien d’écouter ce qu’ils ont à dire, de voir ceux d’entre eux capables de porter leurs revendications et de les inviter à s’asseoir autour d’une table », conclut le porte-parole qui sera interpellé la nuit suivante.
Pour dénouer la crise, le gouvernement a appelé les élus à discuter avec le préfet, les syndicats et la population des enjeux économiques et sociaux, ainsi que de l’autonomie. Certains veulent parler d’ « indépendance », ce qui est exclu par le gouvernement. Pour Jocelyn Sapotille, le président de l’Association des maires de Guadeloupe, l’Etat doit s’appuyer sur les élus pour prendre en compte les réalités locales spécifiques.
Il faut « faire à la place de l’Etat quand la proximité joue en notre faveur », appuie le maire du Lamentin. Si, à l’instar du gouvernement, son statut d’élu a suscité les critiques de nombreux manifestants aux barrages, il veut y voir un effet de mode. Pour lui, l’essentiel est le constat de « l’échec de la centralisation du pouvoir ».
« Il faut aller vers plus de décentralisation, voire plus de déconcentration pour l’efficacité des pouvoirs publics et qu’on arrête de gaspiller l’argent public », conseille l’élu qui siégeait en face du ministre des Outre-mer lors de sa visite mouvementée fin novembre.
Mais l’heure n’est pas au débat sur l’autonomie. Après une quatrième vague dévastatrice en août, une cinquième vague de Covid-19 risque de déferler sur l’île. Et le taux de vaccination de la population ne dépasse pas les 50 % aux Antilles.
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