Société

C.Taubira : Société guyanaise et immigration, quelles perspectives pour un développement harmonieux ?’’

On n’a jamais le dernier mot contre la géographie.

La Guyane est située en Amérique du sud. Elle partage donc avec les autres pays du continent, non seulement une bande de terre, mais aussi des problématiques liées à la nature et à l’Histoire.

Pour ce qui concerne la nature : la préservation de la biodiversité amazonienne ainsi que la gestion de ses ressources forestières, minières et aquatiques, sont l’affaire des neuf pays liés par ces écosystèmes. L’exploitation des ressources de la mer, halieutiques, minérales, énergétiques, devrait quant à elle impliquer les cinq pays côtiers.

Les secteurs de l’économie de pointe et la recherche savent raisonner ainsi. En attestent les programmes scientifiques et universitaires avec le Brésil, la Colombie, ou même au-delà, le réseau des stations-relais (Asunción/Paraguay) pour l’activité spatiale. Ainsi en est-il du recours à la main-d’œuvre du continent pour les grands chantiers. Les réseaux et les équipements électriques s’inscrivent dans cette même rationalité économique.

L’identité d’un territoire est donnée. Elle évolue en fonction de l’impact des activités humaines. Une surexploitation de la forêt ou des métaux précieux transforme en profondeur l’habitat naturel de la faune, réduit les capacités autonomes d’habitants qui tirent leur subsistance de la forêt, et agit sur la santé. Des barrages hydroélectriques modifient les paysages, les équilibres et les modes de vie. L’urbanisme peut consolider ou défigurer la personnalité des villes. La diversification agricole, l’installation de citadins ou de migrants peuvent revigorer des communes, tandis que l’exode rural fait péricliter des régions enclavées. L’identité territoriale est aussi, bien entendu, le produit de l’Histoire. Ainsi, les frontières de la Guyane conservent les traces des rivalités entre puissances coloniales, et des querelles qui ont donné lieu, à l’ouest comme à l’est, à des arbitrages internationaux. Le plateau des Guyanes fut une aire de circulation durant l’époque précoloniale, car le semi-nomadisme était, comme dans d’autres parties du monde, la manière la plus courante d’occuper des territoires. La circulation humaine s’est également avéré un mode de peuplement durant la longue période esclavagiste, soit par marronnage individuel et collectif, soit par la signature de traités entre des chefs coutumiers ou des chefs de guerre, et les autorités coloniales.

Les premières périodes aurifères furent marquées par de fréquents mouvements dans l’hinterland et vers le littoral. Le roman en créole Atipa d’Alfred Parépou en donne une narration extrêmement vivante. Sous d’autres formes, la rotation des cultures vivrières, des cycles et des zones de chasse a donné lieu à des pratiques d’habitat et d’activités qui ont imprégné la vie collective dans les communes rurales. Ces processus, à la fois séparés puis croisés, à des périodes et sur des durées différentes, non seulement participent du socle culturel commun, mais témoignent du rapport à la nature, du rapport aux autres et du rapport au monde forgés à l’épreuve des nécessités de la vie économique, d’un ordre social fortement stratifié, d’une vie politique pyramidale, et d’univers culturels rendus artificiellement étanches.

L’identité culturelle est dynamique. Bien fichée dans le socle évoqué à l’instant, elle se nourrit des rencontres, des contacts, des confrontations. Elle se tonifie en s’aventurant hors de ses champs habituels. Elle se perpétue par les multiples expressions artistiques, les créations, les déformations. Elle se transmet dans des lieux formels et par imprégnation. Son assoupissement est toujours un appauvrissement pour soi et pour l’humanité. En Guyane, l’identité culturelle a pour caractéristique majeure d’être irriguée depuis plusieurs générations par des échanges bien adossés au socle amérindien, bushinengue et créole, et qui ont fait fleurir de multiples syncrétismes dans les langues, les chants, les danses, les arts, les techniques, la gastronomie, et les imaginaires.

La Dépendance ne peut en aucune façon être une ressource. Il y a longtemps que Frantz Fanon a démontré, rigoureusement et magistralement, les pathologies induites par les systèmes de négation de l’individu en tant que sujet de droit. Or, la Dépendance consiste à neutraliser délibérément les capacités d’initiatives, à réduire l’autonomie de l’individu. Que des élites s’y complaisent ne valide pas pour autant ce mode de contrôle d’une société. Sauf à proclamer l’existence de plusieurs catégories non seulement de citoyens, mais d’êtres humains. Il n’y a pas de réciprocité possible dans un rapport de dépendance, pas d’espace pour la maîtrise du destin collectif. Ce rapport ne peut reposer que sur un système de clientèle et de prébendes, il ne peut produire que de l’aliénation ou des frustrations. La Dépendance n’est aucunement l’interdépendance qui, elle, préserve la dignité, même lorsque le rapport est inégal.

On ne peut penser la société, sa vitalité, ses capacités d’accueil et son potentiel syncrétique, sans interroger la nature du pouvoir, ses sources, ses avatars. Et bien entendu, ses stratégies.
Dans une société démocratique, le pouvoir politique se situe au-dessus des autres, car il émane de la source supérieure du suffrage universel, et surtout, il est tenu à rendre des comptes. Il serait illusoire de prétendre que les instruments d’Etat se déploient à l’identique en Guyane, ou dans les Outremers en général, et dans l’Hexagone.
D’abord parce que cette affirmation serait contredite par les faits : alors que la départementalisation censée entraîner une identité de droits date de mars 1946, l’alignement du SMIC ne date que de 2000 ; le versement des allocations aux mères et non plus systématiquement aux pères, qu’ils soient présents ou non au foyer, ne date que de 1998 ; de nombreux métiers demeurent inaccessibles, faute de formation et de concours sur place ; des fonctions d’autorité demeurent encore fortement réservées aux fonctionnaires détachés pour 2 ou 4 ans ; des dispositions ou des opportunités continuent d’être limitées à la ‘’France métropolitaine’’, etc. Et les progrès furent souvent arrachés par des grèves dures, à l’instar de l’alignement du régime indemnitaire aux fonctionnaires locaux, par exemple, dès les années 60. Plus récemment, c’est une forte mobilisation populaire, parfois houleuse, chaotique, avec des épisodes de violence et une forte répression, qui ont conduit l’Etat et les collectivités à prendre des décisions sur des sujets majeurs : le rectorat en 1996, la vie chère en 2008, l’Université de plein exercice en 2013, et déjà en 1992, des aménagements administratifs et fiscaux pour les petites entreprises.

Par ailleurs cette affirmation d’égalité de traitement ferait fi de doctrines ouvertement élaborées pour la gestion de ces territoires particuliers. Il en fut ainsi de plans spécifiquement conçus pour maîtriser le territoire ou lui donner une fonction dominante (Colonie pénitentiaire, Décret Inini, Plan vert, Ligne Waki-Camopi…) avec des dérogations au droit commun (législation spéciale, octroi de concessions agricoles ou forestières, sans considération pour l’occupation préalable des terres par des communautés ou des familles, expropriations foncières pour l’installation spatiale, etc).
Enfin une telle affirmation passerait sous silence les luttes politiques, syndicales, culturelles de plusieurs générations, qu’elles aient prôné la rupture par l’indépendance, l’adaptation par l’autonomie de gestion, la démocratie par l’égalité des droits, et même l’assimilation au nom de l’impôt du sang après les deux guerres mondiales dans lesquelles s’étaient engagés depuis la Guyane des Poilus en 1914 puis des Dissidents en 1940.

Toutes les libertés ne se valent pas. Celle de goûter quotidiennement aux charmes des embouteillages au volant de sa voiture à l’écoute d’émissions incertaines, ne vaut pas forcément celle qui consisterait à être acteur ou partenaire dans la conception et la mise en œuvre du contenu de l’enseignement ; à influer sur les orientations de la politique culturelle ; à participer aux priorités économiques, au choix des métiers, à l’accès aux responsabilités ; à constater que l’autorité repose bien sur le droit et le mérite, le statut social sur les talents et les qualités morales. Bref, à vivre dans une société facile à lire pour les jeunes générations, qui puisse les motiver et les inciter à l’effort.

Or, il est manifeste pour tout citoyen qui observe les choses au quotidien, que le pouvoir supérieur en Guyane est le pouvoir administratif. Il lui arrive d’être arbitraire, de céder à des facilités de réseaux, d’abuser de positions institutionnelles pour donner libre cours à des sympathies ou à des aversions. Il lui arrive aussi, heureusement et c’est plus fréquent, d’être bienveillant envers le citoyen, coopérant avec les opérateurs économiques sérieux, responsables envers les associations qui prennent en charge des missions de service public, protecteur des libertés et des droits. Il y a néanmoins dans ce fonctionnement une marge de variabilité plus large qu’ailleurs.

Cela n’exonère en rien les détenteurs du pouvoir politique. Au contraire ! Ceux qui le détiennent ont plus encore qu’ailleurs la responsabilité de penser la société, de l’aider à se projeter, de valoriser son potentiel de créativité, de la représenter et la défendre, y compris si nécessaire contre la méconnaissance d’instances décisionnaires. De fortes carences dans cette représentation ou cette défense ont des effets plus pénalisants qu’ailleurs, eu égard aux ruptures dues à l’éloignement du pouvoir central.
On ne peut donc penser la société guyanaise sans penser la nature du pouvoir, sans créditer les luttes politiques, sociales, culturelles et parfois individuelles des avancées considérables qu’elles ont pu générer.

Voilà pour la société guyanaise.

Qu’en est-il de l’immigration ?

Dans un territoire occupé à trente pour cent de sa superficie, l’immigration est un sujet parce que l’aménagement du territoire est un problème.
La thématique de cette 9ème Université populaire est bien formulée : société guyanaise, immigration, perspectives, développement harmonieux.
Pour la société guyanaise : ‘’Etre de ceux qui jamais n’ont cessé d’être’’ écrivait Léon-Gontran Damas, dans Black-Label.
Pour le développement harmonieux : il est possible bien sûr de construire ensemble, à condition d’abord de vouloir. De vouloir et de savoir. Entretenir une conscience collective, clairvoyante sur la complexité d’une identité qui bouge pour mieux demeurer elle-même et qui trace son chemin hors des sentiers battus. ‘’Ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toutes choses, insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde, aire fraternelle de tous les souffles du monde’’ écrivait Aimé Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal.

Les constats ou les vœux pieux ne seront pas plus efficaces en se multipliant. Tant que les orientations culturelles s’inscriront non dans le long terme mais dans la durée d’un détachement ou d’un mandat ; tant que les priorités économiques seront l’objet non d’une vision du territoire et d’un projet mais de luttes d’influence courtisanes ; tant que les relations de coopération seront instrumentalisées pour faire croire, au lieu de faire ensemble ; tant que ne seront pas posées clairement la question des conflictualités, celle des lieux où doit être débattu le projet territorial, où doivent se tenir les discussions sur la cohésion sociale, où doit s’épanouir le dialogue culturel, en clair les conditions d’élaboration et de mise en œuvre d’un destin commun, il n’y a pas d’harmonie possible. Il n’y aura que des jeux de rôle, des calculs de notoriété, des rivalités déplacées, des manipulations mercantiles, des condescendances humiliantes, des concours de générosité qui ont parfois pour effet secondaire de creuser des fractures.

S’imaginer qu’il peut en être autrement :
‘’C’est laisser se dérouler la palabre
Avec les mots que se disait la Pluie’’
C’est encore de Léon-Gontran Damas, et c’est encore dans Black-Label.

Christiane Taubira

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