Littérature

QUAND TIMALO CÔTOIE ESTELLE-SARAH BULLE

LES HOMMES GUADELOUPEENS SONT-ILS DE LA RACE DES DEMONS ? ESTELLE- SARAH BULLE versus TIMALO

Mais s’il y a un Satan mâle guadeloupéen, y a-t-il un Satan femelle ?

L’idée d’un salut final de Satan a été tenue pour hérétique et condamnée par le concile de Constantinople. Tendons alors la plume à nos deux brillants auteurs. Consentiront-ils à sauver les âmes damnées de Karukéra ?

Ki moun ki té ké kwè on jou, nonm té ké touvéyo pè fanm an péyi Gwadloup ? (Qui aurait pu envisager que les mâles guadeloupéens soient terrorisés par des diablesses en jupons… Et que ces femmes rebelles et sanguinaires décapiteraient les hommes avec leurs dents !

TIMALO qui est fan de l’Ascodela, nous a-t-il dit, pour le travail réalisé par ses membres, revenait hanter les murs de la Médiathèque du Gosier pour nous présenter son deuxième roman entièrement écrit en créole CHANNDA, suite de DYABLESS.
(Channda, nous précise TI MALO est la traversée de champs).
Le mot hanter n’est pas de trop, car l’auteur continue à arpenter les champs de bataille sanglants de la guerre des sexes en Guadeloupe.

Dans une autre dimension, en voilà une autre qui a décidé de régler aussi ses comptes avec ses congénères masculins.

Il s’agit d’Antoine, l’héroïne d’Estelle-Sarah BULLE dans « Là où les chiens aboient par la queue ». Se superposant à la présentation de Channda, le public était invité à découvrir le premier roman de cette nouvelle venue sur la scène littéraire.

Antoine est en quelque sorte l’ indomptable de la famille Ezechiel, dont la saga depuis les années 1940 est retracée, à partir de son aire d’envol à Morne-Galant, en Guadeloupe. Ne se serait-elle grimée en l’une des « dyabless » de TIMALO ?

« Je n’ai jamais eu de patrons et je n’en aurai jamais…
Je ne m’inquiète pas pour un fils sans père qui tourne mal pendant que je m’éreinte ».
Quant à ses relations avec un éventuel mari, sa sœur nous en offre l’épilogue. « Quand ça a commencé à chauffer entre eux, elle est devenue féroce. Pour preuve, il a soulevé sa chemise une fois, et j’ai vu les deux méchantes cicatrices dans son dos. Antoine l’avait attaqué à coups de ciseaux. C’est tout à fait le genre de ma sœur ».

Nous serions donc tentés de réunir TIMALO et Estelle Sarah-Bulle sous la bannière de l’identité, car les personnages créés par l’un et par l’autre porteraient enfouie en eux, sous des formes apparemment opposées, une part de l’irréductibilité féminine guadeloupéenne.

Autrement dit, ces deux écrivains guadeloupéens peuvent-ils mutualiser leurs différences ? Mais n’allons pas trop vite en besogne. « La révolution n’est pas un dîner entre amis. La littérature non plus. L’inquiétude sera ton pain ».

Cet aphorisme de Mao, tiré du fameux petit livre rouge, trouve à s’appliquer, – malgré les délires du grand Timonier -, dans le cadre de cette connexion littéraire incertaine et risquée, mais à tout le moins féconde, entre notre gwada-ch’ti et notre gwada-bouillantais.

Il faut se rendre à l’évidence. TIMALO avait été précurseur et démiurge. Il annonçait la rébellion des femmes contre toutes les formes d’oppression. Car l’écrivain dépasse le simple constat des humiliations et des crimes, même si cet état des lieux est terrifiant, et constitue le point de départ de sa narration.

Cette déconstruction du moi (en l’occurrence la femme guadeloupéenne empêtrée dans des injonctions diverses), culmine en une remise en cause de nombreuses postures, égoïstement confortées par le sexe opposé.

Channda est non seulement une course éperdue à travers les champs, mais un cri, un jaillissement incontrôlable.

Pourquoi une femme devrait-elle être réduite à sa fonction de reproductrice ou de ménagère accomplie, de femme et d’amante soumise, remerciant à genoux son partenaire pour le confort moderne mis à sa disposition avec sollicitude ?

Lè nou ké pati, pa konprann tout biten ké vin kon avan. An pa ni lentansyon resté fimé antrè gazinyè, frigidé, mari é zanfan. (Lorsque nous partirons, ne pense pas que tout sera comme avant. Je n’ai pas l’intention d’être esclave d’une maison, des activités ménagères, et que mon horizon se réduise à élever des enfants, ou à m’occuper d’un mari), prévient Sara.

La légitimation d’une masculinité hégémonique sous des formes plurielles et insidieuses est balayée dans Channda. Et de tous les personnages masculins du premier volume, seul Claude, le décroissant, pourrait affronter ce nouveau monde sans femmes, (ou ne jouant plus leurs rôles traditionnels), lui qui a appris à vivre « sans voiture, sans climatiseur, sans télé, sans cinéma, sans parole inutile, sans téléphone ni portable, sans ami, sans femme ».
Il nous semble d’ailleurs que nous ne devrions pas tarder à le voir réapparaître, lors des prochains épisodes de ces aventures mortelles.
A l’intrigue complexe, dans laquelle le lecteur devait suivre plusieurs personnages, et au foisonnement de scénarios et de tranches de vie multiples, se substitue une trame narrative resserrée, circonscrite principalement à un lieu et à deux personnages centraux, Emile et sa femme, Sara.

Emile Fawnaz et les Anges de la mort

Aucune guerre n’est enclenchée sans dommages collatéraux. Emile Fawnaz l’apprendra à ses dépens.
Zot ka sonjé Emil FAWNAZ, on gran boug kosto kon bildozè, ki lévé fè adan sal a Nibré, Emil Fawnaz ti moun lékol té ka kriyé Terminator ? (Vous souvenez-vous d’Emile Fawnaz, un grand gaillard, fort comme un taureau, qui ne s’était pas contenté de vulgaire gonflette dans les salles de musculation de l’île ? Ses muscles saillants et ses pectoraux en avaient fait l’alter-ego de Terminator).

Et quand ce colosse au cœur d’or venait récupérer sa progéniture dans les cours d’école de Bouillante, les gamins écarquillaient les yeux et contemplaient leurs biceps chétifs.
Les tribulations des hommes guadeloupéens, devenus à leur tour des bêtes traquées par des hyènes devenues incontrôlables, après une série de féminicides ayant ensanglanté l’île, nous étaient narrées dans le premier volet de la fiction « DYABLESS ».

Nous avions quitté Emile, barricadé chez lui. Leur fils, Rico, a assisté à la transformation de sa mère en bête sauvage, en monstre enragé, « on agoulou a san ».

Emile n’est pas seulement une force de la nature, caractéristique qui rend d’autant plus perceptible le contraste entre l’impuissance physique des anciens mâles dominants et les vengeances perpétrées par cette nouvelle race de femmes.
Emile est reconnu pour sa droiture, son courage et l’amour sincère qu’il porte à sa femme et à ses enfants.
Mais ses qualités de cœur sont sans effet contre le ressentiment de Sara, qui n’est plus que concentré de furie et de haine, concentré de révolte et de rage meurtrière suite aux coups et humiliations subis par ses semblables, les femmes de Guadeloupe.

Emile et sa femme avaient disparu. Ils n’avaient plus donné signe de vie. Nous retrouvons Emile dans le même état de sidération, et de peur panique au deuxième chapitre de CHANNDA.
Comme téléportés dans un bois en lisière d’un camp de femmes marron, allongés sous le couvert tropical, Emile et Sara, reprennent conscience après un grand trou noir. Si cette dernière n’a gardé aucun souvenir des jours précédents, (nous savons que les trous dans la psyché sont dus au refoulement et impliquent un nœud d’expériences d’angoisse intense, et de violences occultées), son mari, lui, dès qu’il ouvre les yeux, commence à battre en retraite, et est terrorisé par la vision cauchemardesque qui s’offre à lui.

Sara, paniquée, se retourne pour voir ce qui terrifie à ce point son mari, jusqu’à ce que l’insoutenable vérité la foudroie : le monstre, c’est elle !
Et il y a de quoi. Sara n’a pas tué Emile, mais les blessures qu’elle lui a infligées démontrent une volonté certaine de le mutiler.
Ce n’est qu’un moindre mal, car souvenons-nous que dans Dyabless, plusieurs des créatures se repaissaient de viande fraîche, et avaient même des rabatteurs qui les ravitaillaient. Emile aurait donc pu être mangé tout cru.
Emile et Sara vont être introduits dans un espace dans lequel les femmes anciennement maltraitées et dominées, s’administrent de façon autonome, et fonctionnent sur un mode paramilitaire.
Les quelques hommes présents dans le camp sont gardés dans des cages. Emile prend conscience de sa chance et entreprend de questionner la « doctoresse » du camp.

– Pourquoi t’occupes-tu d’êtres comme moi ?
– Veux-tu dire d’hommes ?
– Oui, si tu es là, c’est parce que tu as tué un homme, non ?
Dafné sourit :
– Nous ne sommes pas toutes ici parce que nous cachons des crimes. Certaines sont ici parce que ce sont des militantes.

Des gardiennes de la cruauté ?

Lorsque TI MALO décrit une femme du camp, se déhanchant « Kon actriss a boliwoud » (comme une actrice de Bollywood), ce n’est pas pour une élection de Miss. C’est à coup sûr pour attirer les regards, mais dans le but d’éliminer l’adversaire.

Nulle complaisance n’a droit de cité ; la femme ne se voit plus comme objet de désir. TIMALO a admis au cours des échanges, qu’il a volontairement occulté les thématiques brûlantes de l’homosexualité et des transgenres, pour se concentrer sur les rapports conflictuels homme-femme.
D’ailleurs, c’est très subtilement par le regard distancié mais ô combien intéressé de deux gamins espiègles, qu’est abordée l’attirance sexuelle entre ces deux nouvelles espèces humaines.

Nos garçonnets tombent sur une des femmes de ce camp de Petit-Bourg se baignant à la rivière. Tout en la « matant », TIMALO joue avec brio sur le mélange de fascination et de répulsion qui envahit les deux garçonnets.

TIMALO nous la dépeint, entièrement nue, avec de longues locks qui encadrent son visage. Si les pointes de ses seins fusent entre les dreadlocks, (littéralement « mèches de la peur ») c’est son bas-ventre qui attire l’attention des deux petits scélérats. Une longue cicatrice barre le ventre, partant du nombril jusqu’à sa cathédrale, la transformant en un énorme mille-pattes entortillé autour de sa queue.
C’est une femme tout en muscles jusqu’aux jarrets, qui nous est décrite, une femme masculinisée.

Plus loin dans le roman, ses caractéristiques félines paraissent s’accentuer. Sé dé dan douvan ay-la davwa yo té tayé kon lans a Sen Michel, pa té ka ba-w envi ri ansanm épi-y. (Ses deux dents taillées comme la lance de Saint-Michel, ne vous donnaient pas l’envie d’une franche rigolade).
TIMALO questionnerait-il une féminité, et son asservissement sexuel, inventée de toutes pièces par l’imaginaire masculin, – la construction de la féminité destine les femmes à la soumission- ou est-ce la métaphore des cicatrices et des blessures féminines en général causées par les hommes ?
Qu’en est-il de la sexualité ? La fusion charnelle n’est-elle plus qu’une vue de l’esprit, même si les démons femelles adorent la torture et le sexe ?
En témoignent la déesse Lith, déesse de l’amour et de la mort, dont le sexe s’ouvrait dans le cerveau, dite la première femme ou l’Eve des Enfers, ou encore les « dyabless » traditionnelles des contes antillais qui séduisaient les jeunes gens dans des étreintes mortelles.

Quoiqu’il en soit, pour toutes ces femmes présentes dans le camp, l’amour avait été un piège, le mariage un enfer, leurs compagnons une race de démons. Ainsi s’exprime le narrateur, qui se confond – nous devons le comprendre- avec TIMALO.

Cette oscillation entre douleur et coups, les a transformées en gardiennes de la cruauté.
Mais cet échange ne fait-il que remplacer pour certaines femmes, une oppression d’usage et de tradition par une oppression de rancune et de vengeance ? Les conflits intergénérationnels sont aussi lourds de conséquences.
Cette violence va même jusqu’à être retournée contre les leurs.
L’ouvrage commence et se conclut par une joute entre Sara et Kristel,- la femme aux dents taillées de la rivière et l’actrice de Bollywood- qui se révèle être une des « commandantes » du camp.
En kay fè-w rigrété ou vin isidan
Ka ou té komprann ? Ou té ké vin isi é ou pa té ké trouvé ponmoun pou baré chimen a-w ?… Ola ou konprann ou yé la ! A dan on klèb a vakans ! (Je vais te faire regretter d’être venue dans notre camp! Tu pensais t’imposer en jouant à la princesse sans que personne ne te fasse mordre la poussière. Où te crois-tu ? Au Club Med !)

Lutte pour le pouvoir, jeux d’influence, combats à mains nues ou à l’aide de bâtons, minutieusement décrits et dignes de plans cinématographiques, même si n’entrent pas dans la danse, des sabres-lasers, ou des doubles sabres-laser.

TIMALO nous offre un livre âpre, encore plus angoissant que Dyabless. La réduction de la voilure- de par son format plus léger- paraît d’autant plus exacerber l’atmosphère de fin du monde.
L’attente est palpable. Les différents camps de la Guadeloupe, Petit-Bourg, Sainte-Rose, se préparent à lutter pour conserver l’intégrité des camps, et repousser les tentatives de l’Etat.
La machine administrative et la société ne toléreront pas plus longtemps ce déni de la puissance masculine, et les meurtres des hommes.

La cheffe du camp, Nani, déterre des explosifs, prêts à l’emploi. Elle représente LA LOI, et est le gouverneur de cette mini-république.
C’est elle qui énonce les épreuves, c’est elle qui arrête les priorités.

Channda apparaît plus que jamais comme une guerre de tranchées meurtrière, où les belligérants sans pitié sont bien ces hommes et ces femmes de l’île de Guadeloupe qui autrefois ont pu s’aimer.
Quelle suite TIMALO nous réserve-t-il ? L’homme sera-t-il toujours l’ennemi héréditaire de la femme ?

Le camp de Dyabless pourra-t-il devenir un lieu salvateur, qui a perdu sa barbarie originelle, et qui ne propose plus la mort des hommes de Guadeloupe , mais leur guérison, à l’instar de l’île des esclaves de Marivaux ?

Au milieu des désastres, la littérature est une prise de décisions.

« En tant que femme, je n’ai pas de pays, en tant que femme je ne désire pas de pays, mon pays c’est le monde entier » », écrivait Virginia Woolf.
ESTELLE-SARAH BULLE n’imagine pourtant pas une reconstruction identitaire sans le contact charnel de la terre d’origine. La Guadeloupe est le levier pour pouvoir affronter le monde.
L’impétueuse Antoine en livre les clés à sa nièce.
« J’ai appris que ton frère était allé s’installer là-bas, à Morne-Galant. Bah, c’est le recommencement des choses ».

De même, TIMALO sûr de sa force, (tout au moins jusqu’à ce deuxième roman) ne déploie ses héroïnes que dans les limites de l’île, aussi réduite soit-elle.
Défenseur des traditions positives, comme des pratiques paysannes, et profondément ancré dans la réalité du pays, il n’hésite pourtant pas à fustiger les aspects archaïques d’une société guadeloupéenne, s’arc-boutant à des postures d’un autre âge.
Tout autant, TIMALO veille jalousement à l’écriture du kréyol qui ne doit pas être galvaudée.
Ainsi, le titre choisi par Estelle- Sarah Bulle pour son roman, l’insupporte, car c’est comme si on bâtardisait nos proverbes, et qu’on ôtait d’un collier les plus belles perles pour le dénaturer, déclare-t-il.

Il ne désire pas présenter une traduction de ses romans. Pourquoi délivrerais-je une traduction, alors que des chercheurs allemands étudient actuellement le créole dans leurs universités, et écrivent des thèses à ce sujet?
C’est à d’autres que moi de prévoir les traductions, lance-t-il malicieusement.

I have a dream. Oui, nous avons un rêve. Qu’Antoine, l’indocile de la famille Ezechiel (que nous retrouverons dans une prochaine chronique), rejoigne les femmes guadeloupéennes du camp de Petit-Bourg, et pousse avec ces dernières leur cri de ralliement, par-delà leurs différences : Jou nou ké mété a jounou po ko vwê jou ! (1)

Et ceci pour le salut des hommes eux-mêmes, comme le pressentait la philosophe chinoise HE YIN ZHEN. « Le but ultime de la libération des femmes est de libérer le monde à la fois de la loi des hommes et de celle des femmes ».

Daniel C.

(1) Point ne poindra le jour où sous le joug nous ploierons les genoux (Il ne s’agit que d’une tentative de traduction)

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