Société

Les naufragés des Antilles

Tu as construit des édifices monumentaux, des salles de concert, des palais et des musées.
Tu as même signé l’Appel de Fort de France.

Tu te croyais révolté, artiste, révolutionnaire de passage, débattant, dans un Centre des Arts rafistolé et habité par les rats, du renouveau que chaque génération doit apporter, au sens fanonien.

Tu ne cessais de discourir sur la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie, Mayotte, le Donbass, le Mali
Puis la ferveur est retombée, te voici engourdi, incohérent, muet. Tu connais le naufrage.

D’abord, il y a eu le crime que tu as élevé au niveau de la première institution antillaise, devant le boudin du samedi.

Tu t’es senti désormais proche de Karim Bouabbas, un des libérateurs du fameux Antonio Ferrara. Devant la cour d’assises de Paris, à l’heure du procès, l’accusé répond avec aplomb aux questions de la présidente du tribunal.

« Comment s’entendaient vos parents ? lui demande-t-elle.
– Comme des parents, répond d’une voix douce et enjouée ce jeune homme de 33 ans.
– Des problèmes dans la cité ?
– Rien qui nécessite un traumatisme
– Comment s’est déroulée votre scolarité ?
– J’étais dans les premiers jusqu’au CE2, après ça a été différent […]. Un jour je me suis interposé pour défendre la prof que des jeunes voulaient taper, j’ai eu un acte de bravoure.
– Avez-vous passé le bac ?
– J’ai croisé des gens au McDo qui l’avaient et m’ont dit que ça servait à rien. »

Pourtant, malgré ta forfanterie, tu ne peux plus éluder la réalité crue et incontournable. Dans les rues de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France, les gangsters, les caïds, se transforment rapidement en loques humaines, à l’instar des clochards.

Patrick Declerck, psychanalyste, philosophe de formation, docteur en anthropologie et membre de la Société psychanalytique de Paris, a passé quinze ans à rencontrer des clochards

« Je pense en avoir soulagé plusieurs. Je sais n’en avoir guéri aucun. »

Patrick Declerck retient le terme « clochard », faute de mieux, pour désigner le « noyau dur » des personnes les plus désocialisées pour qui la misère se double d’un total abandon de soi sans aucune attention au corps, au point parfois de déféquer sur eux, ou de ne pas soigner leurs blessures, voire de les aggraver.

Les clochards jouent à cache-cache. Toujours, ils se dérobent. Toujours, ils sont ailleurs ou à côté. » 10 000 à 15 000 d’entre eux vivent dans les rues de Paris, de façon habituelle.
Combien à Pointe-à-Pitre ou Fort-de-France ?

Autour de ce noyau dur gravite une population plus hétéroclite de jeunes en dérive, de toxicomanes, de sortants de prison et d’hôpitaux psychiatriques, êtres en crise et en rupture de liens sociaux.

Le plus souvent ivres et hagards, les clochards mendient quelques heures par jour. L’alcool, la malnutrition et la fatigue condamnent à vivre un état chronique de faiblesse et d’épuisement. Après quelques jours, tout se brouille, jours, nuits, heures, dates. « La confusion s’installe, qui sert aussi à protéger le sujet d’une lucidité qui ne pourrait être que terrifiante. »

Le discours du clochard est largement stéréotypé : ce n’est jamais sa faute, des malheurs lui sont tombés dessus ou bien les gens sont méchants, et n’importe qui à sa place se serait retrouvé dans la même situation (C’est une femme, ou un patron, jamais l’alcool d’abord qui les a fait tomber : en réalité c’est souvent l’inverse).

Le clochard s’affirme parfaitement normal, simplement en galère – les autres, eux, sont des vrais clochards, mais pas lui. Il est victime du destin, tout son désir est de trouver du travail mais le sort s’acharne contre lui, la mère et la famille ont manqué, la solitude est partout.

Il y a cet homme de 45 ans qui en paraît 70 et fait plusieurs crises comitiales (c’est-à-dire épileptiques) par jour. Cet autre, raide et faible, hirsute, squelettique et plein de poux de tête et de corps, amené en hypothermie (28,5°) et qui meurt trois heures après son arrivée, après avoir murmuré : « C’est difficile ». Cette femme heureuse d’être enceinte et qui se voit déjà riche grâce aux allocations. Cette autre au sein troué d’un cancer non soigné. Ce sont les pansements arrachés pour retrouver le lendemain le maternage du soin. Mais aussi les chaussettes jamais ôtées et qui finissent par être enkystées dans la peau. Il porte un tee-shirt avec le drapeau de l’UPLG.

Contrairement aux idées reçues,  tout le monde n’a pas le même risque de se retrouver à la rue. Le milieu social joue un grand rôle.

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Théo LESCRUTATEUR

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