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LE NEGRE de BALZAC : les tourments de l’amour dans une société blanche

Le jeune Balzac propose en 1822 Le Nègre, une pièce oú un noir tente de séduire une blanche. Une oeuvre oubliée depuis ou effacée des mémoires ?

Pour comprendre le danger potentiel de cette pièce, nous explique Gilles CASTAGNES, dans Littératures Erotisme violence, subversion et monstruosité : une pièce inacceptable ? il faut se replacer dans le contexte des années postrévolutionnaires où se développe la très controversée question noire.

Gilles CASTAGNES nous précise en effet que bien que l’on compte un nombre croissant d’œuvres de théâtre mettant en scène des personnages de couleur à la fin du 18e siècle, le public est encore très loin d’accepter dans la réalité le principe d’égalité des races, comme le montre l’attitude des spectateurs lors de la représentation de L’Esclavage des noirs d’Olympe de Gouges à la Comédie française, en 1789.

Sous le Consulat et l’Empire, l’opinion publique ne progressera pas dans la bonne voie, bien au contraire : à la suite des événements de Saint-Domingue, l’hostilité à l’égard des Noirs prédomine. Tandis qu’une littérature « franchement raciste » se développe, le « héros noir disparaît de la scène française », les directeurs de théâtre redoutant « les désordres dans les salles » que risquait de provoquer sa présence.

Gilles CASTAGNES précise que telle est encore largement la situation sous la Restauration. Si la traite est interdite depuis les Cent-Jours, l’esclavage dans les colonies, aboli une première fois sous la Révolution en 1794 (décret du 16 pluviôse an II), avait été rétabli par Bonaparte en mai 1802, avant son abolition définitive en 1848.

Défenseurs de l’esclavage et abolitionnistes s’opposent, et les directeurs de théâtre ne souhaitent pas voir les spectateurs des deux camps en découdre dans leurs salles. Cela explique que si le Noir devient un véritable type littéraire à l’époque romantique, c’est dans les romans et dans les poèmes qu’on le rencontre ; pas sur la scène.

Gilles Castagnes peut relever qu’une seule réplique fait allusion au racisme et au « rire insultant » dont George a souffert (I, 13,…)

Le refus par le théâtre de la Gaîté en 1823 de monter Le Nègre de Balzac s’explique donc tout simplement par son sujet : l’amour d’un Noir pour une Blanche. On ne saurait cependant résumer la situation dramatique de la pièce à ce qui pourrait apparaître comme une simple intrigue sentimentale, aussi provocante fût-elle. D’autre part, on peut supposer que si Balzac avait mis l’accent sur le pathétique d’un amour impossible, ou sur le racisme dont Georges est la victime, cet amour « scandaleux » aurait pu être ressenti avec indulgence, voire avec une certaine émotion, même en 1823 : bien que les événements de Saint-Domingue soient encore présents dans les esprits, le regard porté sur les Noirs est en train de changer lentement.

Quels sont les ingredients mis en place par Balzac dans cette piéce ?
Gilles Castagnes nous les précise.

Cette piece relate l’amour d’un Noir pour une blanche. Georges est amoureux d’Emilie la femme de son maitre Gerval. Il faut donc tenter de comprendre ce que peut représenter le Noir pour Balzac en 1822, -nous précise le critique- peut-être ce qu’il imagine être la représentation du Noir dans l’esprit du spectateur auquel il destine sa pièce.
Voulant créer une œuvre pour un public « qu’il ne connaît guère » Balzac tente d’abord d’être en phase avec ce qu’il pense être l’imaginaire de celui-ci, et concentre un certain nombre de clichés sur son personnage :

Gilles Castagnes nous livre ces clichés que Balzac s’évertue à reproduire. Georges est noir, il doit donc présenter les « caractéristiques » du Noir. Chez lui, comme chez ses semblables, « la peau calcinée par la chaleur tropicale appelle tout naturellement le cœur brûlé par la passion », c’est une des images dominantes dans la pièce. Balzac file la métaphore du feu intérieur qui dévore, du volcan ou de l’enfer, qui vient se combiner à l’apparence du personnage, à la peau brûlée par le soleil.

Ayant grandi sous un ciel brûlant, le Noir ne domine pas ses instincts, il est guidé par eux. Par l’instinct sexuel, surtout : si Georges a tant de mal à se contrôler en présence d’Émilie, c’est à cause de « ce sang africain [qui] bouillonne dans [s]es veines » (I ; 1, p. 96).
Gilles Castagnes fait référence à cet épisode du Vicaire des Ardennes, roman signé Horace de Saint-Aubin, écrit à la même époque, et dont la deuxième partie se déroule en Martinique : un Nègre-marron, saisi d’un désir brutal pour la jeune fille blanche, emporte celle-ci dans son antre pour la violer, dans une scène digne de King Kong.

Le Noir a un tempérament violent, vindicatif, et se distingue « par sa haine réfléchie, […] sa vengeance longuement mûrie et cruellement exécutée ». Dès le XVIIIe siècle s’est développé notamment « le thème du Nègre empoisonneur »: Georges porte aussi sur lui un poison « tout prêt » à servir (I ; 1, p. 96). Dès qu’il est repoussé, il n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Il possède alors la jalousie et la cruauté du tigre, la sournoiserie du serpent quand il insinue le doute dans l’esprit de Gerval, animaux auxquels il sera explicitement comparé et qui composent le bestiaire traditionnel des romans mettant en scène des Noirs. Le critique ajoute que Balzac prête un autre défaut à son personnage, moins commun : il fait aussi de lui un maître-chanteur, qui menace de révéler à Gerval que son épouse passait cinq heures par jour hors du domicile conjugal. Sa seule « qualité », qui est un autre cliché bien connu de la littérature de l’époque, va le conduire à commettre un acte effroyable : Georges est un « bon Nègre », dans le sens où il est d’un dévouement total envers son maître, d’une obéissance de bon chien qui ne se trouve que chez les Africains, comme le dit Gerval lui-même (III, 10, p. 179).

Se dégagent de cette piéce son les commentateurs, une Force subversive et des instincts refoulés : Georges est-il la face cachée de Gerval, de la société… et de Balzac ?

Georges a bien tout du traître de mélodrame, dont la noirceur de la peau reflète celle de l’âme. Mais il est beaucoup plus que cela, car il concentre en lui un ensemble de forces subversives inouïes. La violence de George est intolérable parce qu’elle transgresse trop d’interdits : à la différence des races, qui serait perçue d’emblée par le public comme un obstacle infranchissable, s’ajoute une différence sociale.

Georges n’est rien, il n’a ni famille ni patrie, on ne connaît pas la fonction et le rang exacts qu’il occupe dans la maison.

On soulignera nous précise Gilles Castagnes le puissant contenu érotique de certaines scènes. Georges laisse échapper une rose qu’il avait cachée dans « son sein », rose qui était tombée la veille de la couronne que portait Émilie dans un bal, et toute la scène sous-entend alors un viol latent :

Émilie, prenant la rose
Que vois-je, une rose de ma couronne !

Georges
Ah, rendez-la-moi ! C’est tout mon sang, c’est mon âme, mon souffle, ma vie… Rendez-là, je vous l’ordonne…

Émilie, sonnant
Au secours, au secours !…

Georges
Taisez-vous, vos cris sont inutiles, j’ai pris soin d’écarter tout le monde et nous sommes seuls.

Émilie
Grand Dieu, que vais-je devenir ! (I ; 13, p. 114).

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