L’amnésie coloniale de la France vis-à-vis d’Haïti
Chaque lundi, le regard de Dov Alfon, directeur de la publication et de la rédaction du quotidien Libération sur France Inter.
Alors qu’Haïti s’enfonce dans une crise historique, la France fait face à une demande de rembourser des milliards de dollars que lui avaient payés sous la contrainte les anciens esclaves haïtiens.
Le déficit français bat des records et ce n’est donc sans doute pas le meilleur moment. Mais c’est le moment choisi par le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Turk, pour se prononcer “en faveur d’actions immédiates” pour le paiement de réparations par les anciennes puissances coloniales, avec la France en premier plan.
Concrètement, l’ONU doit d’abord décider de la création d’un tribunal chargé d’examiner les réparations, mais pour son responsable des droits humains, les gouvernements doivent “passer rapidement de la parole aux actes afin de réparer les torts du passé”.
Alors pourquoi nous, pourquoi la France ?
Et bien parce que Haïti, petit pays caribéen en proie à une crise qui menace d’engouffrer des millions de ses habitants dans une spirale de famine, violence et pauvreté, est une ancienne colonie française. Peu en France en sont conscients parce qu’elle est absente de nos manuels scolaires, de nos déclarations gouvernementales, de nos manifestations politiques.
Cette colonie française a enrichi considérablement le roi de France, l’aristocratie, les villes de Bordeaux, de Nantes et de La Rochelle. Cette richesse a été acquise au prix de la féroce exploitation d’une main-d’œuvre africaine déportée vers Haïti et qui tenait en moyenne sept ans avant de mourir d’épuisement.
Mais les réparations demandées portent sur ce qui s’est passé après l’indépendance, quand la France a imposé une lourde rançon en compensation des revenus perdus par ses colons.
Cette dette, que de nombreux Haïtiens accusent d’être à l’origine de deux siècles de troubles, n’a été entièrement remboursée qu’en 1947-1950. Il s’agissait de 150 millions de francs-or, qui pourraient valoir aujourd’hui 21 milliards d’euros, ou 150 milliards si on ajoute les intérêts. En avril, à Genève, le Forum permanent des Nations unies sur les personnes d’ascendance africaine (PFPAD) a donc annoncé son intention de demander la création du tribunal qui en déciderait du montant.
A gauche comme à droite, la responsabilité française dans la tragédie d’Haïti est complètement invisibilisée. Dans un rapport pour la fondation Jean Jaurès, le chercheur Jean-Jacques Kourliandsky parle d’une sorte de “lobotomie nationale ayant effacé de la mémoire française toute trace de son passé colonial”.
Par exemple plusieurs syndicats français ont publié cette semaine un communiqué sur la situation à Haïti en accusant une seule puissance coloniale, les Etats-Unis.
Il est tellement plus facile de parler de victimes pour lesquelles nous n’avons aucune responsabilité directe – les Ukrainiens, les Gazaouis, les Afghanes, les Ouïghours…
Les Haïtiens sont eux aussi en danger de famine, mais se faisant, ils nous donnent mauvaise conscience. Parlons donc d’autre chose !
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/dov-alfon-en-toute-subjectivite/dov-alfon-en-toute-subjectivite-du-lundi-22-avril-2024-2066165
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