Société

Je ne suis pas une top-model antillaise : aidez moi, je craque !

J’ai perdu ma vitalité; je ne fais plus rien, je suis devenue une loque humaine, je ne pense qu’à disparaitre, je suis devenue boulimique, un vrai suicide alimentaire.

Pour moi c’est la déchéance complète. J’ai honte de moi, de ce que je suis devenue. Je n’arrive pas à réagir. je ne sors plus de chez moi.

Je crois que cette fois-ci c’est fini pour moi, je n’y arriverai pas. Je suis à bout. Je n’en peux plus. AU SECOURS !

J’ai peur de sortir, de prendre ma voiture pour voir du monde, aller sur la plage de la Datcha au Gosier, manger un bokit, enfin la vie quoi !

J’ai peur des gens méchants, des regards. On me fait comprendre que je suis une monstrueuse excroissance, la conséquence d’une psychologie faible et d’habitudes inappropriées. On me désigne comme moralement déficiente, sans me demander quelles sont mes conditions (économiques, sociales, culturelles) d’accès à une alimentation dite «équilibrée ».
On me stigmatise comme une obèse morbide.

Je sais qu’aux États-Unis, la critique de l’idéologie anti-gros devient une spécialité académique.

Il faut dire que jamais, la « guerre contre l’obésité » n’avait pris la forme d’une politique publique avant la fin du siècle dernier. Elle s’est vue justifiée par une rhétorique scientifiquement douteuse. Ainsi, on a sonné l’alerte afin que la nation américaine se protège d’un mal qui occasionnerait 300 000 morts.

Devant une telle hécatombe, des médicaments pour perdre du poids, comme le Redux, ont trouvé preneurs malgré leurs effets délétères. Pourtant, il a été prouvé que les données ne permettaient pas d’attribuer autant de morts à l’obésité.

J’ai essayé de regarder comment étaient traités les gros dans l’Histoire, et je suis tombé sur la brillante étude de José Luis Moreno Pestana, traduite de l’espagnol par Séverine Rosset.

Comme l’a montré Susan E. Hill, à l’époque classique, le gros n’était pas assimilé au glouton et il existait ainsi des modèles positifs d’embonpoint. La graisse et l’excès ne vont pas forcément de pair : la première pourrait aussi bien représenter un exemple de bien-être et de beauté. Car il ne fait pas de doute que la surveillance intensive de notre aspect corporel réduit nos possibilités sur d’autres plans.

Jacqueline de Romilly situe cette prise de conscience dans l’Athènes démocratique. Au Ve siècle avant J.C., Aristophane critiquait la petite forme physique des philosophes et lui opposait les vertus de l’éducation traditionnelle et son accent mis sur les prouesses athlétiques. Au contraire, Euripide, dans un fragment de sa pièce disparue Autolycos, considérait les athlètes comme le pire des maux de la Grèce. La raison qu’il invoque est la même que celle alléguée par Platon dans La République : pris dans la monotonie d’un régime sans fin, les athlètes sont incapables de participer à la vie citoyenne.

Il est vrai que la mise en valeur de la minceur a, comme nous le rappelle Saint Pol, une longue histoire qui commence au Second Empire de l’Égypte ancienne. Georges Vigarello a minutieusement décrit la stigmatisation progressive de l’obésité du Moyen Âge à nos jours. Dans ce questionnement croissant sur l’embonpoint, des discours médicaux, des règles esthétiques et des condamnations morales se sont rejoints.

La sociologie du travail n’est pas en reste. Dans le travail, on justifie souvent les discriminations envers les gros par une volonté supposée des consommateurs, comme si ceux-ci étaient en droit d’avoir une exigence envers la morphologie d’un employé ou la tenue qu’il doit porter. L’argument a été employé par les compagnies aériennes pour justifier l’apparence de leurs hôtesses de l’air, par les hôteliers pour ne pas employer ou pour renvoyer les femmes de chambre corpulentes et, enfin, par certains établissements scolaires pour refuser des étudiants infirmiers obèses au prétexte que leur aspect trahirait de mauvaises habitudes sanitaires. Une grosse infirmière manquerait de crédibilité quand il s’agirait de donner des conseils qui, bien entendu, devraient encourager à la minceur.

Face à de tels exemples, la question fondamentale reste : quelle est l’essence d’un travail ? Quelles compétences requises renvoient à un morphotype précis ou au port d’une tenue particulière ?

Pourquoi les personnes qui ne répondent pas au premier ou qui refusent le second n’inspirent-elles pas confiance pour des activités déterminées ? Quand les Sudistes des États-Unis refusaient d’employer des Noirs, fallait-il en tenir compte ? Pourquoi donner raison à des hommes blancs qui préfèrent les serveuses minces en jupe courte ? Accepterions-nous qu’un professeur de mathématiques soit discriminé sur son aspect ?

Aurais-je eu la force de me présenter alors à Miss Ronde Antilles ?

L’importante ethnographie de Debra L. Gimlin sur la National Association to Advance Fat Acceptance (NAAFA) montre les potentiels et les limites de la stratégie qui consiste à valoriser l’embonpoint.

Les bals organisés par l’association tentent de créer un environnement protégé et ils permettent effectivement aux participants de se percevoir comme des personnes susceptibles d’attirer les autres. Ces participants ont rencontré un groupe social qui les acceptait, ils ont entamé des jeux de séduction et ont changé leur estime de soi en construisant un nouveau groupe de référence, presque une nouvelle famille dans laquelle leurs corps méritent d’être appréciés.

Gimlin a observé la façon dont les individus attiraient l’attention sur eux pendant les bals en portant des vêtements provocants et la façon dont ils sortaient du mépris qui les condamnait à l’invisibilité ou à subir des agressions. Les choses peuvent en effet aller jusque-là. Prohaska et Gailey décrivent le hogging, une pratique masculine humiliante qui consiste à parier que l’on sera le premier à « emballer » une fille jugée grosse .

Les auteures y voient un symbole de la domination masculine ainsi qu’une façon d’assouvir un désir socialement dénigré pour les corps gros.

L’argument, ai-je pu lire, ne manque pas d’intelligence. D’un côté, la pratique du hogging renvoie à une dépréciation radicale des corps, de l’autre, beaucoup d’hommes y recourent pour actualiser un désir pour les grosses qui, clairement exprimé, attirerait la réprobation de la masculinité hégémonique. Ariane Prohaska et Jeanine Gailey, « Fat women as easy targets ».

Moi et toutes les autres obèses antillaises, ne sommes-nous que des carpettes sur lesquelles les mâles antillais essuient leurs pieds avec tant d’allégresse?

Il n’y aurait en outre aucune solidarité. Selon toutes les études, quand nos sœurs obèses ont obtenu un corps selon la norme, mince, elles changent de comportement et se montrent arrogantes en repoussant des hommes suspects d’être attirés par les grosses.
Les valeurs dominantes font toujours pression sur l’espace protégé.

En pé ké ay pwan bokit en mwen LA DATCHA !

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Théo LESCRUTATEUR

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