Société

S.Letchimy : cette bête cyclonique nous démontre combien nulle expertise ne saurait administrer quoi que ce soit à 7000 km

Monsieur Emmanuel MACRON
Président de la République
Palais de l’Elysée

Monsieur le Président,

Les cyclones ne font pas que révéler des transformations climatiques. Ils rappellent à nos lucidités des catastrophes structurelles bien moins spectaculaires mais tout aussi terribles. Dans nos pays dits « d’Outre-mer », il y a un désastre ordinaire, devenu invisible, et qui prospère dans des syndromes d’origine coloniale. Pour ce qui est de la Martinique : mal-modernisation socio-économique, amas de mécanismes grippés, hyperconsommation, chômage consubstantiel, paupérisation économique, sociale et culturelle galopante, génocide démographique, intentions exogènes qui règnent sans racines car venues d’en haut et venues de trop loin…. Malgré une modernisation des infrastructures, les inégalités sont d’une rare acuité.

La précarité sociale déborde le supportable et la perte démographique prend des allures de bombe : dans les années qui viennent, les plus de 60 ans constitueront près de 40 % de la population. L’exode des jeunes se nourrit d’une dévitalisation diffuse, d’une dépendance fossilisée, d’un assistanat installé en réflexe…

Au-delà des polémiques (qui du reste sont utiles), cette bête cyclonique nous démontre (s’il en était besoin) combien nulle expertise ne saurait convenablement administrer quoi que ce soit à 7000 km de distance. Les faits sont là en ce qui concerne Saint Martin et Saint Barthélémy.

Les images incroyables, au lendemain de cette catastrophe, d’un bric-à-brac humanitaire en sont l’illustration la plus saisissante. L’ultime attestation d’une impossibilité de gestion à une telle distance est celle d’un Président, certes solidaire, mais tout autant solitaire, dressé au dessus des tôles, et qui, exalté par l’urgence, s’impose un plan de renaissance magique pour ces îles au supplice, et cela sans tenir compte d’un contexte global.

Car, comment penser Saint Martin ou Saint Barthélemy en dehors d’une vision caribéenne globale ? Comment agir sans  restituer aux acteurs de terrain, élus et habitants, leur capacité à prendre en main une adaptation véritable à leur contexte singulier et à celui du monde ? Comment agir vraiment sans soupeser des pesanteurs historiques, des engrenages socio-économiques, et sans considérer les héritages coloniaux dont aucune approche sérieuse ne saurait faire l’économie ?

Ainsi, malgré la montée en puissance des services de l’Etat face au drame, on pourrait dire que l’ouragan assassin a projeté au grand jour des abîmes d’insuffisances, des défaillances vertébrales et des persistances étranges qu’il nous faut maintenant examiner en gardant à l’esprit cette belle formule d’Edgar Morin : « à force de sacrifier l’essentiel à l’urgence on finit par oublier l’urgence de l’essentiel.  » Irma nous assène la preuve que dans un pays soumis à de hautes probabilités de catastrophes majeures, il n’existe toujours pas de dispositifs capables de répondre solidement à la détresse prévisible des populations et aux débordements inévitables
d’une flambée de misères. Ce qui est valable pour l’impréparation aux catastrophes (cycloniques, volcaniques, telluriques, océaniques ou écologiques), l’est aussi dans tous les autres domaines, qu’ils soient sociaux, économiques, écologiques ou culturels. Que le
phénomène ait été hors normes ne saurait constituer une excuse.

De l’exceptionnel à l’incroyable, l’évaluation se penche toujours sur une même exigence : faire face à l’imprévisible, agir au difficile, œuvrer dans l’incertain, rester debout quand survient l’impossible. Et surtout : veiller à ce que le lieu considéré atteigne un degré suffisant de réactivité proprement endogène, d’auto-organisation immédiate. Cette aune est valable pour les catastrophes mais elle est aussi valable pour tous les aspects de notre vivre-ensemble caribéen au cœur des convulsions du monde. Dans cette tourmente planétaire – malheureusement récurrente et violente – qui désormais nous emporte (peuples, cultures, territoires, nations avec ou sans Etat), chacun devra mobiliser ses ressources intérieures pour construire ses alliances, affronter l’ouverture, confronter la rencontre, vivre les migrations, tisser les solidarités multiples, transcender les changements permanents. Que retirons-nous finalement des atouts géographiques, et donc stratégiques, que nous offrons à la France comme à l’Europe ? Notre position dans le monde, dont nous tirons précisément une partie de notre histoire tout à la fois riche et tragique, devrait pourtant nous placer au cœur même des échanges intercontinentaux.

En face de telles exigences, positionner encore une verticalité descendante entre un centre et des « ultra-périphéries » – méthode encore privilégiée dans le cadre de ces Assises Outre-Mer ou s’obstiner à maintenir de la distance décisionnelle, de la centralisation jacobine ou de la fixité sur de vieilles postures, confinerait à une forme de folie politique et collective.

Il nous appartient dès lors de concevoir les bases d’une alternative rigoureuse que je crois devoir se fonder sur trois considérations fondamentales.

1- Assainir le vocabulaire. Le vocable même « d’Outre-mer » est, du point de vue des fixités profondes, des plus révélateurs. Il n’est rien d’autre qu’une assignation à une position sous ordonnée par un centre décisionnel lointain et vertical – ce qu’on appelle encore, improprement, une métropole. Ce vocable d’inspiration coloniale nous incline sous un joug au lieu de nous élever. Il englobe d’une lettre morte des pays, des contextes, des visions, des destins différents et les entasse dans un vrac dissolvant. Le sigle « DOM-TOM » quant à lui, efface littéralement des peuples et des nations. Au lieu de distinguer pleinement leurs différences, de dégager résolument leurs cheminements irréductibles, ces vocables les précipitent d’emblée dans le brouillard et dans l’indistinction. Les abandonner serait le premier signe d’une intention plus saine : celle qui (dans un pacte républicain revivifié et solidaire) laisserait nos Nations sans Etat vivre les richesses de leurs bassins et les voisinages de leurs géographies, habiter sans isolement leurs réalités territoriales, confronter sans entraves leurs structurations historiques, sociales et culturelles aux exigences du monde contemporain…

La maturité de l’unité républicaine ne  saurait craindre de nommer tel qu’inscrit dans la constitution, distinctement les pays et les peuples, pas plus qu’elle ne saurait les priver des moyens d’une véritable diplomatie économique et culturelle partagée.

2 – Responsabiliser – A cette prophylaxie lexicale, s’ajoute la nécessité de recourir au principe de responsabilisation. La responsabilisation est l’unique notion qui n’a jamais été mobilisée dans les plans de développement jusqu’alors assénés. Les hommes, les peuples, les territoires, ne se montrent parfaitement résilients que lorsqu’ils disposent de la responsabilité d’eux-mêmes
et des capacités de penser et d’agir qui leur sont nécessaires : le temps du progrès est aussi celui de l’émancipation. En la matière, rien de déterminant ne saurait se voir déléguer, traiter ou soustraiter par qui que ce soit d’autre, même animé d’une haute bienveillance.

En Martinique, nous nous sommes déchirés entre assimilationnistes, autonomistes et indépendantistes, cela jusqu’à crucifier notre vie politique sur des positions restées intransigeantes. J’ai une fidélité politique pour la notion d’autonomie. Seulement, en face des catastrophes apparentes ou profondes, qu’elles soient structurelles ou simplement événementielles, je sais qu’il nous faudra rassembler au plus large, ouvrir au plus diversifié, et cela dans le cadre réaffirmé de la décence et d’une éthique. Cet amour pour notre pays qui nous rapproche et nous unit, et qui transcende nos différences, peut se résoudre par cette simple intention : s’inscrire maintenant dans un processus de responsabilisation sociale, environnementale, politique, économique et culturelle optimale.

Aucun martiniquais ne saurait décemment refuser l’idée d’instituer la responsabilisation individuelle et collective en étoile tutélaire, et de cheminer vers elle avec le souci de l’intérêt général, au rythme de ce que nos degrés de conscience et de volonté nous permettront
d’assumer. Etre responsables, nous instituer en spécialistes de nous-mêmes, de ce qui existe comme crucial ou de stratégique pour notre épanouissement, est la voie médiane de notre rassemblement. Tout devrait être mis en œuvre pour implanter dans nos pays les dynamiques de responsabilité qu’ils voudront respectivement conceptualiser, oser et assumer.

3 – Défaire toute dépendance. Enfin, structurelle ou conjoncturelle, toute catastrophe exige une capacité d’action et de réaction autonomes. Il n’existe pas d’écosystème qui ne soit pas dépendant de systèmes extérieurs. Tous les écosystèmes sont ouverts, interconnectés, en relation avec d’autres écosystèmes. Mais ce qui caractérise le bon équilibre de tout écosystème, c’est qu’il ne se trouve jamais dans une totale dépendance aux entités qui l’environnent. Il s’articule toujours sur une auto-organisation de ses propres atouts, potentialités, ressources, savoir-faire et savoir-être. Habiter pleinement en soi-même est la base de toute équation de survie, de toute possibilité de réponse aux foudres imprévisibles, naturelles et économiques .
La situation de dépendance structurelle économique sociale, culturelle, et finalement mentale, nous démobilise insidieusement. Elle nous éloigne d’une aptitude à la résilience, aux dépassements, aux actions signifiantes de notre existence dans les dangers du Monde.

Nous sommes dangereusement dépendants du point de vue alimentaire, matériel, médical, technique, économique… Nous sommes livrés à une économie de comptoir, à des rentes de situations et à des monopoles qui ont rigidifié des boucles systémiques et qui maintiennent leur stérile « profitation ». Nous importons la plus grande part de ce que nous utilisons pour vivre et pour produire. Notre essentiel arrive par containers. Nos délices nous viennent par les aéroports. A demeurer dans cette logique, il nous faudrait de multiples avions présidentiels pour compenser jour après jour ce qui nous manque de vital, que nous aurions pu produire ou concevoir sur place, et que nous quêtons à des milliers de kilomètres, et cela en passant par-dessus notre berceau naturel que sont la Caraïbe et les Amériques. Une telle absurdité ne saurait constituer une base refondatrice. L’heure d’une nouvelle diplomatie territoriale économique de proximité s’impose.

Voilà les considérations auxquelles je voulais vous sensibiliser à l’orée de ces énièmes « Assises de l’Outre-mer ». Nous y soumettrons bien entendu, et de manière constructive, quelques actions qui nous paraissent utiles. Seulement, pour en avoir vues passer sans laisser de sillage, nous savons que tenir des Assises ne saurait constituer une réponse à notre catastrophe structurelle. Au-delà des mesures liées aux urgences et aux premières nécessités, il est temps de condamner les vieilles routes, d’activer la boussole des futurs, d’oser ce courage refondateur que demande l’essentiel : union républicaine de notre diversité, principe de responsabilisation,
mises en capacités transversales, réinscription dans les proximités, changement du logiciel économique endogène, fin systémique des dépendances, bascule massive vers les nouvelles technologies, reconceptualisation à la lumière des grands défis déjà identifiés et de ceux qui restent imprédictibles ( biodiversité, énergie , numérique) , faire du tourisme un levier majeur porteur de croissance. Comprendre enfin que nul ne saurait mettre tout cela en œuvre sans nous, et surtout pas à notre place.
…Laisser les énergies individuelles ou collectives s’émanciper…

Le fondement le plus sain d’une solidarité nationale conforme au monde en devenir est de laisser les énergies individuelles ou collectives s’émanciper, dans toutes leurs composantes, et cela en veillant à les doter de capacités pleines (ou de « capabilités » nous aurait dit ce cher Amartya Sen). Dès lors, un double défi se présente à nous : avoir conscience de notre position géostratégique entre l’Europe et l’Amérique, et nous inscrire résolument dans la structuration d’un nouveau modèle économique. Pour y parvenir la mise en place d’un cadre expérimental spécifique conformément à l’article 72 de la constitution me semble indispensable. Il s’agit de donner à la Martinique un statut économique et écologique particulier, sous la forme d’une zone franche expérimentale de développement durable, renforcée par des habilitations transversales permettant d’adapter les lois et les règlements aux réalités endogènes.

Rien ne saurait remplacer la pleine capacité de celles et ceux qui ont à agir ou à réagir au plus vite, au plus près, à préserver ou à innover au plus inattendu, à se densifier ou à s’ouvrir au gré des opportunités et des possibles imprédictibles… La Constitution nationale qui installe une République « une et indivisible » (mono-peuple, mono-langue, mono-religion, mono-couleur) n’installe en fait, qu’une solidarité inadaptée, mais se dispense d’une croissance interne et se prive d’un socle culturel commun. Conçue ainsi, cette approche bétonne une mosaïque qu’il faudrait laisser vivre, elle soude des articulations qu’il faudrait amplifier. Dès lors, elle ne
saurait atteindre ce niveau de pertinence au Monde où la solidarité parvient à inscrire de nouvelles étendues à sa définition même.

Nous sommes à l’orée d’un nouveau pacte collectif et démocratique qui pourrait redonner espérance à la jeunesse. La République « une et indivisible » qui ne connaît qu’un peuple doit laisser place à la République Unie, celle qui fait alliance avec sa propre diversité, qui retrouve les histoires qui habitent son Histoire, les mémoires qui tapissent sa Mémoire, qui s’élargit et
se grandit comme cela.

De l’explosion sociale de Guyane au cyclone dévastateur de Saint Martin, c’est bien à ce moment constituant auquel cette année 2018 nous convie désormais.

Serge LETCHIMY.

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