Société

« Longtemps, la France a su cacher son racisme »

Un article du Guardian d’Angelique Chrisafis du 16 mars 2024.

C’est la chanteuse française la plus écoutée au monde, dont les tubes implacablement accrocheurs combinant amour et trahison ont été écoutés 7 milliards de fois, entrée dans l’histoire l’an dernier avec 3 concerts à Paris affichant complet en 15 minutes.

Mais Aya Nakamura, la superstar de la pop française connue pour son style unique influencé par les afrobeats et le zouk caribéen, a du dénoncer le racisme dont elle est la victime après que des politiciens d’extrême droite se soient indignés de la possibilité qu’elle puisse chanter aux J.O de Paris.

Le procureur de Paris a ouvert vendredi une enquête pour abus racistes présumés contre la chanteuse. Une plainte a été déposée par la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme.

Emmanuel Macron n’a pas encore confirmé qu’il souhaitait que Nakamura soit la tête d’affiche de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, en interprétant les tubes de la légende du cabaret des années 1950, Édith Piaf . Mais les plaintes de politiciens de droite et d’experts de la télévision selon lesquelles Nakamura n’était pas assez française ont révélé de profondes failles de racisme et de préjugés de classe qui menacent de jeter une ombre sur ces Jeux.

Rachida Dati, la ministre de la Culture, a mis en garde contre le « racisme pur », et Lilian Thuram, ancien footballeur, a déclaré : « Quand les gens disent qu’Aya Nakamura ne peut pas représenter la France, sur quels critères se basent-ils ? Je connais ces critères, car quand j’étais footballeur, certains disaient aussi que ce n’était pas l’équipe de France parce qu’il y avait trop de Noirs.»

Nakamura, 28 ans, a grandi dans la banlieue nord de Paris, en Seine-Saint-Denis, au milieu des communautés que les J.O de Paris ont promis de mettre en valeur. Née Aya Danioko au Mali, elle arrive en France bébé et vit à Aulnay-sous-Bois avec ses frères, sœurs et sa mère griotte, poète, chanteuse traditionnelle malienne. Elle a pris le nom de scène Nakamura du personnage de fiction Héros. Elle est repérée après avoir publié des chansons en ligne à l’âge de 19 ans. Ses paroles sur l’amour et les relations humaines, écrites sur son téléphone, ont rapidement conquis un énorme public.

Les critiques musicaux français affirment qu’aucune autre chanteuse dans l’histoire de France – pas même Piaf dans sa période d’après-guerre – n’a eu une influence mondiale aussi grande qu’elle, avec des fans sur tous les continents, de toutes classes sociales, de tous horizons et de tous âges. Sa chanson la plus connue, Djajda, écoutée près d’un milliard de fois rien que sur YouTube, est résolument française, influencée par le zouk de Guadeloupe et de Martinique, mêlé aux rythmes afropop. Mais alors que certains grands groupes français comme Daft Punk préféraient chanter en anglais, Nakamura s’est forgé son énorme base de fans mondiale en chantant en français.

Lorsque des hommes politiques ont critiqué cette semaine Nakamura pour son mauvais français avec son utilisation de l’argot, d’autres chanteurs ont rétorqué qu’elle faisait partie d’une longue tradition d’artistes jouant sur la langue française, de Baudelaire à Serge Gainsbourg. La chanteuse Princesse Erika a déclaré : « Ces gens qui pensent qu’elle ne parle pas français, où habitent-ils ? Car Aya ne parle pas seulement un français poétique, mais le français des jeunes.» Nakamura avait ainsi déclaré dans une émission télévisée l’année dernière : « Il y a tellement de gens qui parlent comme moi, les jeunes me comprennent. »

Mekolo Biligui, journaliste rap, a déclaré : « Cette polémique en dit long sur le racisme en France. Ce n’est pas la première polémique du genre. Lorsque le rappeur Youssoupha a été choisi par l’équipe de France de football pour enregistrer son hymne à l’Euro 2021, il y a eu polémique. Alors que le rappeur Black M devait se produire au centenaire de la bataille de Verdun, il y a eu polémique. La liste commence à être longue. Ces artistes ont en commun d’être noirs. En France, il y a un problème avec les artistes noirs. Longtemps, la France a su cacher son racisme. Là, le pays ne peut plus le cacher.»

« Je mesure la popularité d’un artiste en France lorsqu’il commence à être joué lors de mariages », déclare Biligui. « Nakamura est jouée absolument partout, en particulier lors des mariages parce qu’elle est si populaire, elle est la bande originale de toutes les parties de la vie des gens… Il y a un élément de classe dans le fait de critiquer son français simplement parce qu’il inclut de l’argot. La vivacité de la langue française, c’est qu’elle a toujours contenu beaucoup d’argot, provenant de différentes villes et régions, du nord et du sud, et particulièrement du creuset parisien… Ce débat tente de réduire Nakamura à ses origines, d’un quartier populaire et d’origine africaine. Mais en fait, elle est totalement de son époque et fait partie de la culture française : elle est influencée par le zouk, musique afro-antillaise de la Martinique et de la Guadeloupe, c’est-à-dire la France. Sa musique est 100% française.

Christelle Bakima Poundza est une auteure et critique dont le récent livre, Corps Noirs, sur les femmes noires dans la mode française, examine comment la couverture primée et à succès de Nakamura du Vogue français en 2021 était une première pour une artiste noire française. Elle a constaté que cette couverture est venue relativement tard dans la carrière de Nakamura et qu’elle a eu beaucoup moins de couvertures de magazines que les autres chanteurs blancs, malgré la vente de millions de disques.

Bakima Poundza, qui a accueilli l’année dernière le premier rassemblement de critiques culturelles sur Nakamura, s’est félicitée d’une potentielle performance olympique, estime que la classe politique avait été très lente à défendre Nakamura : « Elle est la première artiste à représenter vraiment tout le monde. Elle est écoutée par toutes les générations – la seule artiste qui puisse permettre à la France de présenter une image ouverte, diversifiée, généreuse et multiculturelle. Et pourtant, la France n’est même pas en mesure de défendre cette image chez elle.»

Bakima Poundza considère la querelle sur Nakamura comme la dernière attaque contre les femmes noires en France, depuis les attaques contre l’ancienne ministre de la Justice Christiane Taubira en 2013, jusqu’à la députée Rachel Keke en 2022. S’ajoute un « climat hostile » pour les Français de couleur, après une année de troubles suite à l’assassinat par la police d’un garçon de 17 ans, Nahel, d’origine algérienne, et un projet de loi radical sur l’immigration. Le message : « N’existez pas et ne représentez pas la France, sinon voilà ce qui pourrait vous arriver en terme de harcèlement. »

On ne sait toujours pas si Nakamura se produira aux Jeux olympiques, mais le comité d’organisation parisien a cherché à desamorcer la bombe. « Nous sommes très choqués par les attaques racistes contre Aya Nakamura », a-t-il déclaré. « Soutien total à l’artiste française la plus écoutée au monde. »

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