Société

Avons-nous aux Antilles intériorisé une « culture de la pauvreté » ?

Sommes-nous victimes d’un déshonneur racial, historique ou sommes-nous tout simplement les victimes d’une présomption bien enracinée, quoique inachevée, d’infériorité, d’inadéquation morale, d’inaptitude à l’intimité et d’incapacité intellectuelle ?

Martinique, Guadeloupe, dans tes ghettos, les habitants constituent-ils un peuple à part, tournés en ridicule à cause de leurs styles culturels, socialement isolés, intériorisant un sentiment de désespoir ?

Guadeloupe, Martinique, tes ouvriers accablés, tes rmistes désoeuvrés, tes patrons calculateurs et glaciaux, tes voyous prêts à se changer en assassins à chaque coin de rue. Nous fabriquons l’ennemi dans des catégorisations binaires.

Nous nous prenons pour des héros morbides. Nous pensons par exemple calquer notre conduite sur Lewis Hamilton sur les routes de Guadeloupe, d’où les morts quotidiens.
Sauf que Lewis Hamilton conduit des bolides à plus de 300 km/h mais a la hantise de conduire en ville. « Je trouve ça stressant, confie-t-il, n’importe quoi peut se passer ».

Comme la hantise qu’il éprouve pour les araignées, et qui lui fait inspecter chaque recoin de sa chambre lorsqu’il se déplace dans des pays tels que l’Australie, réputée pour la dangerosité de ses arachnides.

Dans notre société antillaise au regard atrophié, où priment l’informel et la rapine, certains apprentis sorciers font l’éloge d’un fonctionnement clanique, rejetant ainsi toute idée d’Antilles modernes, fonctionnant de manière rationnelle. Un discours infantilisant sur l’identité, surfant sur la misère des marginalisés, conjugué à une démocratie clientéliste avec pour effet d’inciter à la recherche intensifiée du profit opportuniste, de la magouille, du détournement de fonds, de vols répétés dans les caisses des écoles (l’argent des mères de famille que nous qualifions de potomitan), au lieu de créer les conditions d’un authentique développement.

Si la perpétuation du système de plantations par le biais de l’import-export, et le maintien d’une caste héréditaire sont patents, y aurait-il de l’autre bord une intériorisation d’une culture de la pauvreté ?

Prenons le statut de caste ou de tribu en Inde. Le système de castes est une structure sociale complexe, comportant un classement hiérarchique d’individus selon des catégories sociales distinctes, lesquelles sont traditionnellement associées à l’assignation stricte à certains métiers ainsi qu’à une variété d’interdictions rituelles et symboliques.

L’appartenance à une caste est héréditaire et le mariage n’est autorisé qu’entre individus du même groupe, la principale unité de référence étant la jâti, c’est-à-dire un groupement normalement endogame, à l’affiliation héréditaire, ayant une profession et une situation géographique spécifiques.

Au plus bas de la hiérarchie se trouvait autrefois un groupe, recouvrant tout un ensemble de jâtis, officiellement tenu à l’écart du système de castes et connu à l’époque sous le nom d’intouchables, en raison des interdictions rituelles prohibant tout contact entre les castes supérieures et les membres de ce groupe. Ceux-ci ne pouvaient aspirer qu’aux métiers subalternes de bas statut, tels que tanneurs de cuir, balayeurs ou vidangeurs de latrines.

Depuis l’indépendance du pays, les membres politiquement actifs de ce groupe ont adopté le nom de Dalits, qui signifie « opprimés ». Les groupes tribaux, également appelés Adivasis, ou les « premiers » habitants de l’Inde, sont davantage apparentés à ce que, dans d’autres régions, l’on qualifie habituellement de groupes « indigènes ».

Ils n’entrent pas dans la hiérarchie des castes et habitent essentiellement dans les forêts et les régions accidentées. Leurs croyances, pratiques et coutumes sont bien distinctes et, par rapport à la majorité des Indiens, ils font systématiquement l’objet de discriminations en termes d’accès aux biens publics, à l’éducation et à la richesse. Les Dalits représentent quelque 15 % de la population de l’Inde, et les Adivasis environ 8 %.

Depuis l’indépendance, ces deux groupes ont fait l’objet de politiques nationales explicites, dont notamment la proscription du statut d’intouchable et l’introduction de mesures de discrimination positive pour les castes et les tribus dites répertoriées.

La persistance de ces différences au lendemain de l’indépendance, malgré le processus de démocratisation, les bouleversements économiques majeurs et les efforts politiques concertés, pose question. De même que dans le cas des Noirs aux États-Unis ou des indigènes et des groupes afro-hispaniques en Amérique latine, l’hypothèse avancée est que certains préjugés profondément ancrés peuvent survivre à l’abolition des obstacles formels à l’égalité des chances, voire peser plus lourd que les mesures proactives mises en œuvre pour les surmonter.

Examinons tout d’abord le premier usage de ce concept – qui vise à caractériser les familles pauvres. Oscar Lewis a employé l’expression de « culture de la pauvreté » dans son étude ethnographique de 1959 sur les familles mexicaines. Il s’est appliqué à décrire les caractéristiques des pauvres par une série de particularités sociales, économiques et psychologiques.

Selon le résumé qu’en tire Lourdes Arizpe, ces particularités comptaient notamment « un chômage et un sous-emploi chroniques et donc un faible revenu, un accès réduit à la propriété, l’absence d’épargne peu de participation et d’intégration effectives aux institutions majeures de la société au sens large ; des taux d’alphabétisation très bas, une tendance à ne pas recourir aux services des agences nationales de prestations sociales ni à adhérer aux syndicats ou aux partis politiques, une méfiance à l’égard du gouvernement et des individus occupant des postes à haute responsabilité […] une tendance au grégarisme et une organisation minimale en dehors de la famille nucléaire et élargie ».
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L’opinion est répandue selon laquelle un tel éventail de caractéristiques résulte de traits « culturels » propres aux pauvres : des normes, comportements et pratiques socialisés les maintenant dans la pauvreté au lieu favoriser la création de conditions leur permettant de s’extraire de la misère. Cette idée d’une culture de la pauvreté s’est rapidement répandue et s’est popularisée dans certains milieux aux États-Unis, notamment lorsqu’il était question d’expliquer les causes de la pauvreté des Afro-Américains. Et de telles opinions sont toujours d’actualité.

Ainsi que le souligne Glenn Loury, les disparités raciales en termes de taux d’incarcération, de revenus, d’emploi et autres sont souvent appréhendées comme s’il était possible d’expliquer ces différences en recourant à une ligne narrative qui attribue ces conséquences aux insuffisances des individus eux-mêmes victimes de la situation, et en aucun cas aux dysfonctionnements, encore méconnus, de notre propre système social.

Il existe aussi divers travaux anthropologiques et sociologiques soutenant l’idée que les pratiques sociales et culturelles sont, en effet, le produit d’un passé de différences sociales et qu’elles participent intrinsèquement à la perpétuation de ces mêmes différences dans les relations entre groupes. Cette notion se trouve au cœur des travaux de Bourdieu et de ses concepts d’habitus et de capital culturel.

Dans son analyse des inégalités raciales aux États-Unis, Loury soutient que les « stigmates » raciaux sont un élément clef pour expliquer la persistance à long terme des différenciations raciales, et que celles-ci se perpétuent tant au travers de l’identité sociale des Afro-Américains créée par la société, que par l’émergence de pratiques significatives (généralement les plus démunies) de la communauté afro-américaine. Selon lui, le groupe souffre d’une « identité altérée », est le produit d’un « déshonneur racial » historique ou la victime d’« une présomption bien enracinée, quoique inachevée, d’infériorité, d’inadéquation morale, d’inaptitude à l’intimité et d’incapacité intellectuelle, nourrie par les agents observateurs lorsqu’ils regardent les sujets marqués du sceau de leur race ». Les ghettos urbains illustrent bien ce phénomène de stigmatisation raciale. « Les habitants des ghettos noirs constituent un peuple à part, tournés en ridicule à cause de leurs styles culturels, socialement isolés, intériorisant un sentiment de désespoir, et n’ayant qu’un accès limité aux réseaux communautaires d’assistance mutuelle . »

Dans deux séries d’expériences de terrain menées dans l’Uttar Pradesh, une région pauvre de l’Inde, où le poids du système de caste se fait particulièrement sentir, Hoff et ses collègues ont exploré les manifestations de l’identité sociale dans les comportements.

La première série d’expériences comportait un jeu entrepris avec des enfants dalits et des enfants de haute caste. Il s’agissait de résoudre des labyrinthes avec une incitation financière à la clef, attribuée soit « à la pièce » pour chaque solution trouvée, soit comme prix d’un tournoi, où le vainqueur est celui qui obtient le meilleur score sur l’ensemble des six parties . Les enfants ne se connaissaient pas. Pour certains traitements expérimentaux, il n’avait pas été fait mention de la caste au cours du jeu tandis que, pour d’autres, les castes et les villages d’origine avaient été dévoilés. Dans le premier cas – sans annonce de la caste – aucune différence n’a été observée entre les performances des enfants dalits et celles des enfants de haute caste. En revanche, lorsque la caste fut connue, les scores obtenus par les enfants dalits se révélèrent significativement plus faibles que ceux des enfants de haute caste – qu’ils fassent le jeu ensemble (paiement à la pièce) ou séparément (tournoi). On en ignore la raison sous-jacente et si ces résultats s’expliquent par la menace du stéréotype ou la crainte, consciente ou non, d’une punition. Mais en tous les cas, la sous-performance des enfants dalits en est la conséquence. Bien que le cadre fut expérimental, ces résultats pourraient indiquer le potentiel inhibiteur d’une mise en avant des identités de caste dans des situations réelles, où les performances ont une incidence sur la productivité économique.

Il existe bel et bien un potentiel d’interactions à double sens entre les structures culturelles et les facteurs économiques et politiques.

Ce jeu pratiqué aux Antilles pourrait présenter bien des surprises.

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Théo LESCRUTATEUR

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