TOUR DES YOLES, TOUR ALIBI POUR LES PUISSANTS
« Si j’etais jeune, je serais un yoleur » soupirait d’envie Aimé Cesaire. Ses enfants les plus fortunés suivent désormais la course en Wave Boat. Aux autres de soutenir les mapipis en secouant des petits drapeaux distribués par une enseigne commerciale pour qui une martiniquaise porte des colliers de fleurs.
J’ai vu un viol des foules consenti,
J’ai vu le peuple martiniquais succomber à des idoles,
J’ai vu Eole, Dieu des vents pousser les yoles vers le rivage, blessant gravement équipiers et spectateurs,
J’ai vu des catamarans couler,
J’ai vu de l’alcool et du sexe,
J’ai vu la boustifaille et la ripaille,
et j’ai vu très peu de régates, les mêmes équipages inlassablement trustant les premières places. Tout ça pour ça ?
De passage en Martinique, la déception, telle une massue, s’est abattue sur moi. Mais les mécanismes auxquels obéissent les foules et les masses sont connus, et sont finalement assez simples (Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine)
On parle des quatre impulsions affectives primaires :
* L’agressivité, pulsion combative par propagande et idéologie. Bien sûr nous sommes loin de l’affrontement entre propagande nazie et résistance social-démocrate que décrit l’essai, mais les nouvelles formes de domination par les spectacles guerriers mis en scène sont plus subtiles et insidieuses de nos jours. Allez, on va faire semblant d’opposer des communes ou des marques, (Chanflor, Brasserie Lorraine), un peu comme les Qatari qui financent des clubs européens réputés rivaux (mais contrôlés par les mêmes puissances d’argent).
* Les intérêts matériels immédiats, au premier rang desquels la pulsion alimentaire, (la bouffe jaillit des besaces des ménagères martiniquaises – qu’est-ce que nous aimons manger, nous goinfrer, nous empiffrer !), et toutes les autres motivations mercantilistes autour de tels évènements.
* L’attirance sexuelle : toujours plus de naïades à peine couvertes ou avec des tenues « magnifaiiiiiiiiiquement sexy chocolat », l’effort masculin se limitant au niveau vestimentaire à un bermuda de bain et sur le plan personnel à être le fils de…, toujours plus de femmes et d’hommes se libérant, âgés et moins âgés, dans la même frénésie se laissant aller au rapprochement des corps si en vogue : Mercury beach, Baccha Fest…
* La recherche de la norme : se fondre dans la foule est rassurant. Etre martiniquais c’est être autour et au tour des yoles, revenir au péyi pour cette semaine, revêtir le tee-shirt devenu emblématique, hurler sa joie…
On sait que que le mythe ne doit pas naître seulement de stimulus, mais être aussi façonné par d’autres impulsions associant telle suggestion à telle marque, par exemple.
Tchakhotine soulignait le rôle de la musique et des chants rythmés dans les enchaînements grégaires, l’enthousiasme, la force de suggestion des symboles graphiques, plastiques et sonores, et des drapeaux.
Mais là où les puissances d’argent ont manoeuvré avec maestria, c’est dans le refoulement spatial de la plèbe maintenue sur les plages. Le tour des Yoles est aussi un formidable accélérateur de la séparation des classes sociales (les miséreux faisant le pied de grue sur les plages dès 4 h du matin), d’ailleurs je me suis demandé que pouvait-on voir exactement du déroulement d’une régate, tant la pression physique de la foule sur le sable est considérable. De plus, je croyais qu’on parlait de plus en plus de croissance durable, par ailleurs. Mais je dois avoir tout faux.
Plusieurs centaines de martiniquais (et les étudiants de retour de l’hexagone, du Canada dépensant à l’occasion l’argent de papa et maman) passent une journée sur catamarans avec des prestations qui prennent en charge déjeuner, boissons, ambiance, massages et fusion des corps si affinités, bien loin de la populace, mais « au plus près » des skippers.
Et les valeureux yoleurs ne sont-ils que les pièces interchangeables d’un sournois puzzle ? Un puzzle de courageux marins retissant les antiques solidarités, de manman dlo effrontées, de jeunes impétueux et de roublards capitaines ?
Non, je n’irai plus voir le tour des yoles en Martinique. C’est une fausse bonne idée, et le peuple martiniquais s’est laissé séduire.
Mais si au bout du compte, l’idolâtrie n’était qu’adoration de soi-même, une forme détournée, alambiquée de narcissisme. L’idolâtre aime sa propre image. Le martiniquais et la martiniquaise se mirent dans ce miroir non déformant.
L’idole est un prétexte pour se placer soi-même au centre de la réalité, dans l’adoration de l’oeuvre construite de ses propres mains (Récits hassidiques de Martin BUBER).
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