Culture

Sandrine Plante : « L’art est une merveilleuse façon de militer sans armes »

Née dans le Puy de Dôme, Sandrine Plante est un sculpteur figuratif qui crée un art engagé sur le thème de l’esclavage, en devoir de mémoire. Sa création se veut engagée comme un cri pour tous les opprimés d’hier et d’aujourd’hui. Ses personnages racontent, à travers la terre, l’esclavage, tous rassemblés autour d’une même Terre Mère.

Sandrine ne crée pas pour le plaisir des yeux, mais pour raconter. Elle expose à la Galerie Maron’Ages à Lyon pour l’Exposition « Vies Volées » Esclaves d’hier et d’aujourd’hui, avec d’autres artistes, principalement deux photographes Grigor Khachatryan et Didier Guyot qui mettent en valeur son travail et lui accorde un autre œil et une autre sensibilité.

« Etre libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. » N.Mandela

Personne ne parlait de l’histoire de l’esclavage dans ma famille

97Land : Quelles sont vos recherches et vos sources d’informations ?

Je suis née dans le Puy de Dôme d’un papa réunionnais et d’une maman auvergnate – zoréole ou métisse. Personne ne parlait de l’histoire de l’esclavage dans ma famille, pas forcement parce qu’il s’agissait d’un sujet tabou mais d’avantage d’une histoire d’un passé lointain, peu agréable à remémorer. N’ayant pas les moyens financiers de partir à la Réunion en famille (mon père est resté 20 ans sans y retourner) je me suis mise à lire, à regarder des iconographies, des photos anciennes, à essayer de comprendre mes origines. Je pense être de nature curieuse donc j’étais avide de toute information. C’est ainsi que j’ai découvert l’histoire de l’esclavage de l’Île Bourbon ! J’ai aussi questionné beaucoup ma famille afin d’avoir des informations, par rapport surtout au lieu d’implantation des terres familiales à Salazie escalier (bas du cirque de Salazie, lieu par lequel passaient les marrons pour s’échapper dans les hauts).

Une des toute première prise de conscience s’est faite avec le livre de Jacques Payet Histoire de l’esclavage à l’Île Bourbon dans lequel on découvre le nombre d’esclaves sur les plantations, celui de Mohammed Aissaoui L’affaire de l’esclave Furcy, Sudel Fuma l’esclavagisme à le Réunion 1794-1848.

Pour moi, l’art est une merveilleuse façon de militer sans armes

97L : Quelle lecture et prise de conscience dans vos œuvres de la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions ?

Ma création ou « envie », « devoir » de mémoire se décline sur différents « thèmes » d’une manière chronologique, départs de la terre natale, séparations ventes, traversées dans les bateaux négriers, oubliés du fond des océans, récits de vie dans les plantations, marronnage. Mes rêves s’accompagnent de lecture, puisque je ne crée qu’à partir de mes rêves, donc sans modèles avec l’intention de ne pas faire d’anachronisme.

Le message est clair, les personnages portent parfois de vraies chaînes de vaches utilisées à l’époque, sangles, muselière colliers de fourche, je n’hésite pas à raconter l’histoire telle qu’elle a été. Il ne s’agit ni d’enjoliver, ni d’édulcorer mais le message n’est en aucun cas nourri de haine. Pour moi, l’art est une merveilleuse façon de militer sans armes.

97L : Les différentes techniques et méthodes de « l’hyperréalisme » dans vos œuvres ?

Je ne parlerai pas d’hyperréalisme en ce qui concerne mon art mais de réalisme, inspiré de l’académie classique avec une forte inspiration d’artistes comme Camille Claudel, Auguste Rodin, Jean-Baptiste Carpeaux ou Le Bernin par exemple. Formée par un sculpteur en apprentissage loge de Rome, j’ai pu apprendre la maîtrise – au travers de la terre- de l’anatomie du corps humain, ossature, musculature peau, veines… absolument fascinant. Je me sens universelle d’autant plus lorsque j’ai les doigts dans la terre mère… Toute ma création est reliée aux émotions. Ce que l’on peut attendre de ce qui se matérialise dans ce que l’on appelle une œuvre c’est justement l’émotion qu’elle procure à l’autre.

La terre est comme un volcan en fusion, un contraste entre force et tendresse

97L : Comment explorez-vous les matières des différentes sculptures en art vivant ?

J’ai tout d’abord choisi la dimension humaine afin de relier le spectateur à la sculpture, afin de créer un échange.

Il m’arrive assez souvent de réaliser des pièces plus imposantes lorsqu’il s’agit plus d’un symbole. Je crée directement les pièces en terre crue sans passer par le dessin ou la maquette, je fais « vivre » dans ma tête les personnages jusqu’à ce qu’ils soient prêts à sortir de mes mains.

Je ne travaille avec aucune armature, j’aime justement jouer avec le déséquilibre jusqu’au point de rupture, monter de grandes dimensions en jouant uniquement sur les temps de séchage de la matière. J’ai aussi appris la taille de pierre dans une école d’architecture et de taille de pierre, mais cela n’est pas « ma » matière.

La terre est comme un volcan en fusion, un contraste entre force et tendresse… mais ne vous y trompez pas c’est un métier très physique! J’ai appris depuis quelques années à maîtriser la résine acrylique, pour plusieurs raisons: sortir certaines de mes créations en plusieurs exemplaires, donner une accessibilité financière à l’art -bien moins onéreux que le bronze et moins lourd. Cependant si un particulier ou municipalité, lieu de mémoire souhaite faire une acquisition en bronze c’est tout à fait possible.

Ce sont les rêves qui me font créer

97L : Quelle perception et trace historique des « Vies Volées » des chaines, des mutilations, souffrances et souvenirs et le mouvement BLM ?

Un des premiers liens est que le racisme découle du colonialisme… Peut-être les chaînes sont-elles moins visibles ou invisibles même, les vies sont volées d’une autre manière (bien que dans certains lieux exactement identiques à l’exploitation esclavagiste). Ce courant afro-américain de 2013 a pris une place très importante et je dirai même de plus en plus importante dénonçant les injustices, filmant des faits pris sur le vif. Evidemment que chaque vie compte ! Nous ne devrions plus en 2021 être encore confrontés à ces problématiques.

97L : Quels sont les recueils et auteurs historiques, qui retransmettent à votre imaginaire la création des œuvres ?

Permettez-moi de le présenter d’une autre manière, ce sont les rêves qui me font créer, je vais vous dire pas mon imaginaire, ce à quoi beaucoup me répondraient que c’est la même chose. Ce qui n’est pas le cas pour moi : l’imaginaire est quelque chose du temps de la conscience créé par notre cerveau. Les liens ne se font pour moi que la nuit quand je rêve. Mes lectures ont certainement un rôle mais je ne m’en « inspire » pas vraiment à part dans deux cas Un écrit sur une rafle sur l’île de Bance ou Bunce qui m’a bouleversé et la sculpture de deux personnages essentiel de ma création ont vu le jour « Le cri, âmes sœurs, l’île de Bance » Et une lecture de Sudel Fuma dont je vais vous parler.

Les trois frères

97L : Parlez-nous du fait historique à l’origine de votre oeuvre « Les trois Frères » ?

La création « Les 3 frères » est née en 2016 suite à un écrit de Sudel Fuma sur la Révolte de St Leu sur l’île Bourbon en 1811, la Réunion actuelle, racontant une révolte d’esclave qui malheureusement n’a pas été victorieuse à une période de changement de récolte dans les plantations; passant du café à la canne à sucre suite à des cyclones ayant entraîné la maladie dans les bois noirs qui protègent les caféiers, le travail est bien plus pénible, les esclaves souffrent de la faim.

L’île est aux mains des Britanniques, environ 50 000 esclaves. Plusieurs dizaines se rassemblent pour comploter… Ils seront trahis par l’un des leur qui alerte le maître, décapités sur la place publique. J’ai eu envie de rendre hommage à ces hommes. J’ai le bonheur d’avoir ma sculpture dans la chapelle pointue du Musée Villèle, acquisition le 20 décembre 2018 pour les 170 ans des abolitions des traites négrières et de l’esclavage, 1er musée de mon vivant.

Je suis exigeante avec mes élèves

97L : L’approche ludique et pédagogique de vos cours de sculptures ?

Je ne sais pas du tout si mes élèves diraient que mon enseignement est ludique. J’aime transmettre mon métier à une heure où les écoles classiques en France ont disparu… Je le fais de moins en moins malheureusement et bientôt plus du tout par manque de temps, j’ai beau travailler 60 heures par semaine il y a toujours trop à faire ! Non, mon œil est extrêmement critique, mais je suis un gentil humain qui compense. Nous travaillons en journée entière, avec des planches d’anatomie à l’appui pour comprendre l’architecture humaine. Je leur apprends en plus à ressentir le mouvement dans leur corps, la respiration. Je les corrige de très nombreuses fois, je suis exigeante avec eux mais je m’investis beaucoup je ne les lâche que lorsqu’ils sont à la limite de leurs possibilités. Ce n’est pas un atelier de loisirs mais une formation classique avec de très belles évolutions… Certains viennent depuis une dizaine d’années et ne laisseraient leur place pour rien au monde. Ils sont tristes en sachant que j’ai de moins en moins de possibilité de les accueillir mais ils ont suivi mon parcours et mon évolution et sont très heureux pour moi, nous sommes devenus une grande famille.

Strange Fruit

97L : En 2019 Nicolas Florian maire de Bordeaux a inauguré une de vos sculptures mémorielles, une reconnaissance ?

Oui très belle reconnaissance historique. En mai 2019 j’ai été invitée à exposer dans la mairie pour la semaine de la mémoire. A cette occasion j’avais créé spécifiquement une grande pièce « Strange Fruit», un arbre à trois branches représentant le commerce triangulaire, sur laquelle des cerclages de tonneaux de vins contiennent 3 bustes d’esclaves aux yeux bandés. Il s’agit d’un mobile où les personnages bougent au gré du vent pour symboliser le mouvement dans les bateaux négriers. Nicolas Florian a eu le courage de la faire installer dans les jardins de la mairie le 2 décembre journée internationale de l’abolition de l’esclavage. J’étais honorée, et surtout heureuse de cette conscience non réellement de pouvoir « réparer » mais en tout cas de reconnaître le rôle des ports négriers français dans la traite esclavagiste.

97L : Que ressentez-vous à la fin de chaque œuvre figurative historique et contemporaine ?
Je vous dirai que cela dépend des pièces, certaines me bouleversent davantage, certaines me hantent jour et nuit… mais d’une manière générale je suis soulagée. Pour moi créer un personnage et qu’il trouve sa place est comme un point d’acupression donc une guérison pour la terre, symboliquement je le vis comme la libération d’une âme, ou des ancêtres

97L : Comment vivez-vous ce confinement ?

Je ne suis pas la plus à plaindre, je travaille énormément dans mon atelier… J’ai très mal vécu le 1er vrai confinement total, d’ailleurs j’ai travaillé sur 14 pièces en même temps tellement j’étais stressée. Actuellement ce qui me manque le plus ce sont tous les voyages annulés en Afrique, aux Etats-Unis, ma famille que je ne peux pas aller voir à la Réunion alors que plusieurs sont gravement malades. L’atelier n’est plus ouvert aux élèves, ce qui me laisse plus de temps de création. Tant mieux je suis sur plusieurs gros projets en même temps, je prends très peu de jours de repos.

97L : Quels sont vos projets et oú peut-on voir vos sculptures ?

Je travaille actuellement pour des pièces qui ont été achetées par le Legacy Museum de Montgomery en Alabama. Deux sont déjà arrivées et trois viendront les rejoindre en juin sur des pièces sur les soldats noirs de la guerre de sécession. Un buste en bronze sera inauguré dans les jardins de la maison des associations à Pont de Claix le 10 mai. Je commence des pièces sur les rois et reines d’Afrique. Je participe au festival des abolitions au mois de mai à Paris. Je serai invitée d’honneur du Salon Terre et Flamme en octobre-novembre à Chantepie près de Rennes. Et 18 de mes créations sont visibles dans la Galerie Maron’Ages à Lyon, dans le 5ème arrondissement, galerie humaniste dont l’objectif est de défendre les valeurs humaines à travers l’art d’afros descendants, de l’océan indien, caribéens et africains.

 

Propos recueillis par Wanda NICOT

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