« Rosa Parks a été jugée plus présentable que Claudette Colvin »
Vendredi 19 mars à 20h50, France 5 diffusera la captation de la pièce de théâtre Noire, mise en scène par Stéphane Foenkinos, écrite par et avec Tania de Montaigne, adaptation du livre du même nom où elle nous transporte dans la peau de Claudette Colvin, instigatrice des première révoltes contre la ségrégation aux Etats-Unis. Extraits d’un entretien à Ouest-France par Stéphane Vernay de la journaliste et écrivaine.
J’ai deux ans et demi. A la sortie de l’école, une institutrice me pousse vers une dame noire que je n’ai jamais vue en me disant « va voir ta maman ». Et j’y vais. Je donne la main à cette inconnue en attendant que l’institutrice parte… avant d’aller retrouver ma nounou, qui est blanche. C’est ça le racisme.
Quand on parle de racisme, les gens pensent plus facilement à un grand Nazi qui veut vous découper qu’à une gentille institutrice qui veut bien faire. Mais le racisme, c’est aussi de penser que quelqu’un, parce qu’il est noir, qu’il a les yeux bridés ou une certaine religion, a une place déterminée dans la société. C’est un choc de comprendre qu’il y a un dictionnaire qui va avec votre couleur.
Pourquoi l’histoire a-t-elle retenu le nom de Rosa Parks et pas celui de Claudette Colvin ?
Rosa Parks a été jugée plus présentable que Claudette Colvin par les militants du mouvement des droits civiques. Mais Claudette Colvin a été la première à se rebeller, en plaidant non coupable et en attaquant la ville de Montgomery. Personne ne l’avait fait avant elle.
Rosa Parks fera la même chose neuf mois plus tard. Là les femmes décident de lancer un boycott par la volonté d’une enseignante, Jo Ann Gibson Robinson, qui prend tout en main sans rien demander aux hommes. Avec ses étudiants, en une nuit, elle imprime 52 000 tracts appelant au boycott le lundi suivant. À partir de là, soit les hommes ignorent le mouvement, soit ils le rejoignent. La première chose qu’ils font en les ralliant, c’est de refaire les tracts en y enlevant le nom de Claudette Colvin pour une question d’image.
Il faut un visage irréprochable pour incarner la lutte. Claudette Colvin n’a que 15 ans et elle est pauvre. C’est une bonne chrétienne, une bonne élève, timide, mais il est facile d’en faire une cible en plaquant les préjugés de l’époque sur elle. On dira qu’elle est rebelle, qu’elle boit, qu’elle est enceinte d’un Blanc… ce qui est totalement faux.
À l’inverse, Rosa Parks a 40 ans, elle est mariée, couturière de profession, ce qui lui permet d’être toujours bien habillée, elle a la peau plus claire et les cheveux plus lisses que Claudette. On peut en faire de Rosa Parks une espèce de Sainte, dont Claudette Colvin est restée une espèce de miroir négatif.
On n’a jamais entendu le son de la voix de Rosa Parks
On est dans les années 1950, la télé commence à être un médium important. L’image donnée est fondamentale. On est dans le récit. Et Rosa Parks était une militante aguerrie des droits civiques en Alabama. Même si elle n’a pas eu droit à la parole. On n’a jamais entendu le son de sa voix. Les hommes ont toujours parlé à sa place.
… Le patriarcat n’est pas une affaire de couleur, de religion ou de continent. La ville est extrêmement bouillonnante, les femmes y sont hyperactives, mais comme d’habitude, le sujet, ce sont les hommes. Pendant le procès, tout a été tenté pour démontrer que les femmes avaient été manipulées par Martin Luther King. Les femmes, que ce soit Claudette Colvin, Rosa Parks ou Jo Ann Gibson Robinson, ne pouvaient pas avoir agi de leur propre initiative. Il fallait que ce soit leur corps qui ait déclenché l’affaire, pas leur tête. Au racisme s’est ajoutée la misogynie. Et la question de la place de la femme sur la scène publique, comme dans l’histoire, reste totalement d’actualité !
Sur l’intersectionnalité
Le concept a été développé par une juriste, Kimberlé Crenshaw, pour évaluer les préjudices induits par certains critères sociaux, ou raciaux, et permettre une meilleure évaluation des dommages par le système judiciaire américain. Précisément dans le but de compenser certaines ruptures d’égalité. Le concept est vraiment intéressant. Mais il a glissé.
À partir du moment où vous l’utilisez pour dire que seuls les noirs peuvent parler des problèmes des noirs, les femmes comprendre les femmes, les handicapés défendre les handicapés, vous offrez un superbe prétexte au reste de la société pour se désengager. Je ne suis pas le sujet du problème, je vous laisse régler ça entre vous. C’est le meilleur moyen pour que rien n’avance. Alors que toute rupture d’égalité concerne tous les citoyens. Nous sommes tous légitimes pour agi sur la mixité sociale ! Notamment via l’école, où elle ne cesse de s’étioler.
Il y a un bénéfice à être avec des gens qui ne sont pas soi. Une émulation se fait. On sort du petit cirque que chacun croit devoir produire. Il faut savoir ce qu’on a comme ambition pour la jeunesse de notre pays, parce que notre vraie richesse est là. Pour former des citoyens actifs, faisons intervenir des avocats, des magistrats, des policiers et des gendarmes dans les établissements pour qu’ils expliquent leurs métiers aux enfants. On devrait faire faire leurs stages de 3e aux élèves dans les institutions qui nous représentent. Ce serait de nature à faire évoluer le regard des uns et des autres. Et on a aussi besoin que nos politiques se bougent…
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