Les écrivains et les artistes dans le Paris Créole
JEUDI 28 FEVRIER
Modérateur : Marcel Dorigny
9 h 30 : La modernité noire chez les étudiants et intellectuels antillais à Paris dans les années 30
Takayuki Nakamura, professeur assistant à l’Université Waseda, Tokyo
On ne saurait évoquer la littérature africaine et antillaise du XXe siècle sans faire cas du Paris des années 1930, où trois revues importantes voient le jour : La Revue du Monde noir (1931-1932), Légitime Défense (1932) et L’Étudiant noir (1935-1936).
On considère généralement que ces trois publications marquent chacune une étape du développement intellectuel des Noirs à Paris : c’est L’Étudiant noir qui, en dernier lieu, ouvre un nouveau chemin, la Négritude, vers la décolonisation des esprits.
En dépassant le simple constat des faits énoncés ci-dessus, notre communication vise à proposer un point de vue inspiré de « l’Atlantique noir » (Paul Gilroy) qui nous permet de réfléchir sur l’expérience de la modernité chez les étudiants et les intellectuels antillais. La capitale française constitue à l’époque pour eux un endroit incontournable. Ils s’y imprègnent de la civilisation européenne en rencontrant leurs camarades d’autres colonies françaises et aspirent à exprimer, en français, leurs propres existences et identités. C’est cette forme de créolisation que nous appelons la « modernité noire », puisqu’ils élaborent leurs idées en relation avec les courants politiques et littéraires en métropole.
Dans cette perspective, notre communication réaffirmera non seulement l’importance d’Aimé Césaire (1913-2008) et de L.G. Damas (1912-1978), mais tirera aussi de l’oubli de jeunes étudiants martiniquais tels qu’Étienne Léro (1910-1939) et Jules Monnerot (1909-1995).
9 h 55 : Le Paris d’Édouard Glissant : ascension littéraire et conscience politique
François Noudelmann, professeur en littérature francophone, Université de Paris VIII, membre de l’Institut Universitaire de France
Lorsqu’il arrive à Paris, en 1946, Édouard Glissant bénéfice d’une bourse d’études décernée aux meilleurs élèves martiniquais et il s’inscrit en philosophie à l’université de la Sorbonne. Dans ses écrits sur cette découverte du pays colonisateur, il insiste surtout sur son expérience sensible et existentielle des ambiances urbaines, en contraste avec son pays originel. Toutefois le contexte de l’Après-guerre offre un paysage social, politique et littéraire particulier dans lequel Glissant va concevoir son ascension d’écrivain.
Il fréquente et traverse des milieux spécifiques, étanches, notamment les poètes qui cherchent à sortir du surréalisme (Laude, Charpier, Roche), les intellectuels des revues montantes (Sartre, Leiris, Nadeau), les artistes sud-américains autour de la galerie du Dragon (Matta, Zanritu, Segui, Gamarra). À côté de ces milieux où se nouent les alliances nécessaires au développement d’une carrière littéraire, Glissant continue de côtoyer ses amis antillais, mais sans les associer à ses nouvelles connaissances.
Sa conscience politique, éveillée par Césaire en Martinique, resurgit avec intensité lorsqu’il rencontre Albert Béville et milite pour l’autonomie des Antilles. Quels liens unissent ces divers milieux parisiens ? Quelle conception Glissant s’est-il forgée de la « littérature engagée » ou de la « littérature créole » ? Cette présentation tentera d’y répondre.
10 h 20 : Aimé Césaire et le Paris créole des années 40-70, ou l’époque du colonialisme au quotidien
Ryo Fukushima, doctorant en littérature francophone, Sorbonne Université
« Nous sommes des marginaux, mais pas seulement du point de vue économique », dit Aimé Césaire dans une allocution sur la société martiniquaise en 1979. Mais pourquoi des « marginaux » ?
Notre communication s’attache à relire et à contextualiser les écrits de Césaire entre les années 1940 et 1970. La démographie nous montre qu’à cette époque l’émigration des Antillais vers la métropole s’est accélérée, et que le résultat a été, comme l’analyse Édouard Glissant, une véritable destruction sociale et économique de la Martinique – comme un « négatif » du Paris créole d’alors. Or, l’imagination littéraire, chez Césaire, ne quitte pas le réel martiniquais.
Nous mettrons donc en relief la complexité de la relation entre l’imaginaire césairien et la situation « post-coloniale ».
Dans cette perspective historique et critique, nous examinerons d’une part des images de l’île ou des îles dans des œuvres significatives – Ferrements (1960) ou Noria (1976) –, et d’autre part des discours dans lesquels il a critiqué le colonialisme continué et renouvelé comme système néocolonial – tel que Sartre l’a mis en lumière dans « Le tiers monde commence en
banlieue » (1970).
SEQUENCE ARTS
Modérateur : François Noudelmann
11 h 00 : De l’académisme des salons à une créolité affirmée : le glissement du Paris créole sous le deuxième empire colonial
Christelle Lozère, maître de conférences en histoire de l’art, Université des Antilles
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir apparaître dans les salons artistiques parisiens les premiers peintres natifs des Antilles reconnus à l’échelle nationale. Le plus célèbre est Guillaume Guillon Lethière, né en 1760 à la Guadeloupe et mort en 1832 à Paris. Second prix de Rome, il sera l’un des grands peintres néo-classiques de son temps aux côtés de David et sous la protection de Napoléon. Il est surtout le premier peintre mulâtre de l’histoire de l’art français.
Ainsi au XIXe siècle, le dépouillement des catalogues des salons parisiens témoigne de la présence d’une quinzaine d’artistes natifs des Antilles venus se former, jeunes, dans les écoles des Beaux-Arts de l’hexagone. Quelques-uns se démarquent assez brillamment, tels que les
Martiniquais Louis Désiré-Lucas ou Inès de Beaufond, portraitiste.
Le Guadeloupéen Jean-Baptiste Gibert, formé dans l’atelier de son compatriote Lethière, obtient le premier grand prix de Rome de paysage historique en 1829. Il expose au Salon des
artistes français de 1831 à 1872. Toutefois la plupart des artistes antillais, issus principalement de milieux privilégiés, exposeront seulement une œuvre ou deux au grand Salon parisien. Ils ne marqueront pas véritablement l’histoire de l’art, leurs productions se fondant dans les cadres imposés par l’académisme et de l’esthétique du moment. C’est véritablement dans
l’entre-deux-guerres qu’un réseau d’artistes structuré se met en place, porté par la Société coloniale des artistes français (SCAF), constituant un Paris créole artistique très actif.
À partir des années 1920, la culture antillaise est progressivement découverte par le grand public à travers le climat festif des orchestres de jazz, des bals doudous, des cabarets, des expositions coloniales. Les Antilles fantasmées sont à la mode. En 1924 est créée une Société des Artistes Antillais à Pointe-à-Pitre par la Parisienne Germaine Casse, d’origine guadeloupéenne. Le Salon de la SCAF au Grand Palais est l’occasion pour les artistes coloniaux, originaires ou non des deux « vieilles colonies », de présenter chaque année des sujets antillais à Paris. Les festivités du Tricentenaire du Rattachement des Antilles à la France (gala à l’Opéra, exposition au Musée de la France d’Outre-Mer) marquent en 1935-1936 le triomphe du doudouisme parisien.
Il s’agira, dans cette communication, d’étudier le glissement entre une créolité artistique effacée par le poids de l’académisme des Salons au XIXe siècle et son exaltation encouragée par la politique coloniale assimilationniste dans l’entre-deux-guerres.
11 h 25 : Deux Caribéens parmi les surréalistes : René Ménil et Wifredo Lam à Paris dans les années 1930
Dominique Berthet, professeur en esthétique et en sciences de l’art, Université des Antilles
Arrivé à Paris en 1928, René Ménil rencontre André Breton et le groupe surréaliste parisien en 1932. Avec d’autres étudiants martiniquais qui se revendiquent à la fois du Surréalisme et du matérialisme dialectique de Marx, il fonde la revue Légitime défense, dont un seul numéro paraîtra le 1er juin 1932.
Véritable brulot révolutionnaire, cette publication anticolonialiste, antireligieuse, anticapitaliste, est tout à fait dans la lignée des prises de position des surréalistes à cette époque. René Ménil rencontre André Breton chez lui, rue Fontaine, ou dans des cafés non loin, place Blanche où se retrouvent les surréalistes. Il participe aux discussions, aux « jeux » et aux activités du groupe.
Wifredo Lam, quant à lui, arrive à Paris en 1938, après avoir participé à la guerre d’Espagne dans les rangs des Républicains. Un ami sculpteur, Manolo, l’avait incité à partir pour Paris afin de rencontrer Pablo Picasso dont il est l’ami et lui avait remis une lettre de recommandation. La rencontre avec le peintre espagnol va être déterminante. Picasso lui fait rencontrer artistes, écrivains, poètes, galeristes…
Wifredo Lam se lie avec André Breton et les surréalistes. Durant ses années parisiennes, il peint sans relâche et à son départ, laisse toutes ses œuvres à Picasso afin qu’il les remette au docteur Thésée, médecin martiniquais
installé en banlieue parisienne. René Ménil est parti de Paris en 1935. Il n’a donc pas connu Wifredo Lam, mais leurs fréquentations ont parfois été les mêmes. Et c’est en Martinique, en 1941, que les deux hommes se rencontreront, par l’intermédiaire d’André Breton.
11 h 50 : Le Paris / pari créole revisité de Christian Bertin
Cécile Bertin-Elisabeth, professeure en études hispaniques, Université des Antilles
Le terme « créole » a évolué au cours des siècles tout autant que la conception de l’ « Outre-mer », entre époque coloniale et départementalisation, désir d’assimilation ou d’autonomie. Encore aujourd’hui, les approches idéologiques et les ressentis des populations de ces territoires longtemps perçus comme à la marge du modèle européen – conçu jusqu’alors comme universel –s’expriment de manière diverse. Depuis la fin de la seconde moitié du XXe
siècle, les artistes antillais, issus de ce monde créole, ont éclairé ces jeux de perceptions, entre centre(s) et périphérie(s), par leur approche critique originale des modèles officiels
dont Paris constitue un creuset indéniable et leur recherche de tracées créoles.
Le plasticien martiniquais Christian Bertin, de par la construction d’un driv’art (art de la drive ainsi que dynamique erratique et « diasporéique ») au carrefour de plusieurs cultures, poursuit ce questionnement à rebours du poids de ce Paris créole à partir d’un art mobile qui refuse que nos mémoires ne se figent. Ce faisant, il relie sans fards Histoire et Art.
Il s’agira dans cette étude de s’intéresser aux défis que lance l’œuvre de Christian Bertin (né en 1952) et, notamment, d’interroger la performance réalisée par cet artiste foyalais à Paris en 2009 ainsi que la mise en scène des photos qui en ont été tirées en juillet 2017 à Fort-de-France. Quels sont les enjeux de ce véritable face à face symbolique entre les plus grands
monuments parisiens et le « diable rouge » de Christian Bertin ? En quoi ces déambulations artistiques interrogent à chaque étape les aller-retour d’une construction identitaire hétérogène au cœur d’un Paris créole revisité où se voient réunis passé et présent en une sorte de pari visant à (ré-en-)contrer l’Histoire ?
12 h 15 : débat.
12 h 30 : pause.
14 h 30 : visite conclusive du Paris créole par Kévin Donat, guide conférencier
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