Aux Antilles, nous ne sommes pas meilleurs que les autres
Un des défauts de l’humanité est notre besoin de nous considérer meilleurs que les autres, selon Chris Offut. En Guadeloupe et en Martinique, nous serions des parangons de vertu, et ce qui se passe aux Etats-Unis et en Europe semble nous révulser.
Or, les Américains nous disent, eux, en toute honnêteté, qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres.
Chris Offutt, écrivain blanc américain, précisait, dans la revue America d’automne 2019, avec beaucoup de lucidité et de courage, que « l’administration Trump n’a pas seulement révélé la vérité, elle a ouvert les vannes d’un torrent de haine viscérale ».
Il ajoute qu’en Amérique, les classes sociales sont intimement liées à la race, et les noirs sont en bas du système social. Mais il y a un paradoxe terrible dans le rapport à la classe et à la race, un lien bien plus insidieux que la hiérarchie sociale.
Le manque d’accès à l’éducation, le manque d’accès à l’emploi, la discrimination sur le lieu de travail, la stigmatisation culturelle dans la culture populaire. Si vous voyez une personne noire dans un film ou dans une série, il y a de fortes chances qu’elle soit la première à mourir.
« Ma principale inquiétude serait que Trump refuse de quitter la Maison-Blanche. Le président utilise les conflits de race et de classe pour attiser les peurs et rallier des soutiens », juge-t-il. « La violence est le résultat de son attitude. Cette violence ne va faire qu’empirer. Trump est un démagogue et un despote en herbe qui encourage les effusions de sang. C’est notre Caligula, notre Ivan le Terrible, notre Mussolini. Beaucoup de gens ont peur qu’il soit réélu. Moi, j’ai peur de ce qu’il pourrait faire, une fois l’élection perdue. Hors de la Maison Blanche, il serait immédiatement confronté à la justice pénale, privé de la protection que lui offre son statut. Ma principale inquiétude serait qu’il refuse de quitter la Maison-Blanche ».
Les Africains, eux-aussi, nous disent qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres. « La police américaine tue les Afro-américains, et la police nigériane tue les Nigérians », a dénoncé Wikzid, le plus populaire des artistes de l’Afropop.
« Trump et Buhari (le président nigérian), sont les mêmes, sauf que l’un sait utiliser Twitter et l’autre non. Nous sommes fatigués des tueries incessantes, des petites filles qui se font violer, des jeunes garçons tués par la police » a écrit la diva de l’Afropop, Tiwa Sawage (Le Monde du 3 juin 2020).
Les réseaux sociaux nigérians s’émeuvent de la recrudescence des crimes sexuels et des viols, de l’impunité des gangs criminels.
Présumés coupables, parce que blancs
Le psychologue B.F. Skinner a étudié comment on pouvait manipuler les gens comme on manipule les animaux, en utilisant un stimulus.
Cette psychologie comportementale serait actuellement aux Antilles, soustendue par la dénonciation de l’autre, de l’étranger, de l’européen, du saint-lucien, du haïtien, du fonctionnaire hexagonal, de « l’administration blanche », à en juger par le déferlement sur certains sites, de propos revanchards. On commence même à présenter des montages terrifiants de responsables de service qui seraient présumés coupables, parce que blancs.
Pour Joseph Schumpeter, « l’intellectuel » doit flatter, surexciter, soigner les ailes gauches et les minorités gueulardes, prendre à cœur les cas douteux et sub-marginaux, pousser aux revendications extrêmes, dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie. Les autonomistes antillais, comme Alain Blérald, docteur d’état en sciences politiques martiniquais, et militant décédé en 2005, ont affirmé que « par leur mode de vie, leurs traits ethno-culturels, leurs croyances, martiniquais et guadeloupéens, expriment… une identité irréductible autorisant à les considérer comme des peuples, c’est-à-dire comme des collectivités distinctes de l’entité française, pouvant en cette qualité, prétendre à une existence nationale ».
Un populisme prompt à dénoncer les traîtres
Son désenchantement sur les dérives sectaires de ceux qui se revendiquaient d’une dictature de la pensée raciale, est particulièrement net dans les propos suivants. « Les variantes actuelles du négrisme « nous les nègres », marquent indéniablement un recul de notre conscience. Ce populisme antillais… prompt à dénoncer les traitres, se caractérise par une tendance à … (une) relecture de notre passé qui n’a de sens que si elle s’inspire du souci de comprendre les problèmes de la période pour les résoudre.
Nous ne devons aucunement nous laisser détourner par la mystique et la mythologie passéistes ».
En opposant immigration et identité antillaise, dans la tradition d’un nationalisme fondé sur la méfiance et l’hostilité aux étrangers, un tel vocable risque en effet d’être complètement banalisé et peut contribuer à exacerber xénophobie et racisme.
La fabrique de la figure de l’étranger dans cette littérature polémique, la « mythologisation » de l’étranger, opposé au « nègre antillais » , doit justifier son exclusion de la sphère politique et publique. Et on revient au rôle clé de l’éducation : renforcez-là, et la sujétion disparaîtra, affirme l’écrivaine Joyce Carol Oats.
Le seul remède est l’instruction : apprendre, beaucoup, tout le temps, se nourrir à différentes sources et de différents points de vue. Mais la plupart des gens ne le font pas et vivent sur le peu qu’ils ont reçu quand ils étaient jeunes, constate-t-elle.
Que pensait par exemple Alain Blérald de Schoelcher ? On n’ose comparer la rhétorique approximative et guerrière des deux jeunes femmes ayant participé au déboulonnage de ses statues, au travail patient de toute une vie d’un érudit objectif, analysant l’histoire avec des concepts scientifiques.
Justement, il a pu analyser le parcours de l’homme dans « La problématique démocratique dans le discours abolitionniste de Victor Schoelcher ». Nous avons retenu les extraits suivants.
« La Défense (organe des blancs créoles en Martinique), relève Schoelcher, est particulièrement exaspérée de voir que les « vaniteux africains nés pour l’esclavage» aient des sièges au Parlement. Elle en perd le sens commun, au point d’écrire des choses déraisonnables comme celles-ci : « Les députés des Antilles sont étrangers à la France par leur couleur et leur origine : ils n’ont pour électeurs que l’écume de la population – ils ne représentent rien que les passions africaines et la race africaine -… il n’y a pas un seul blanc à qui ils ne fassent horreur ».
De telles assertions en disent long sur les dispositions d’esprit qui prévalent chez les blancs créoles au lendemain de l’abolition. On comprend qu’en cette phase post-esclavagiste, V. Schoelcher ait cru indispensable de s’employer, avec l’énergie que l’on sait, à faire triompher la perspective démocratique…
Alexis de Tocqueville, dans « De la démocratie en Amérique » déclarait : Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère… Jusqu’ici, partout où les blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les nègres en esclavage. Partout où les nègres ont été les plus forts, ils ont détruit les blancs.
Le pessimisme tocquevillien quant à l’impossibilité d’un avenir fondé sur la concorde entre les deux races est aux antipodes de l’optimisme schoelchérien dont « la fusion des races » représente l’un des thèmes centraux.
Sommes-nous mieux que Schoelcher ?
Dans la préface du volume 1 de Polémique coloniale, datée de juillet 1882, Schoelcher s’estime en droit d’affirmer. « J’ai dit qu’il y avait dans la classe noire et de couleur autant d’hommes instruits, de complète honorabilité, et capables de remplir les fonctions publiques, que dans la classe blanche. J’ai dit qu’il était injuste et dangereux de ne pas leur faire part égale et qu’il n’y aurait jamais d’ordre si elles n’étaient traitées sur le pied de la plus parfaite égalité », c’est qu’il considère que l’éducation du peuple, pour laquelle il s’est tant battu, commence à produire des effets escomptés.
Il s’assigne pour objectif « l’égalité de tous, blancs, mulâtres et nègres, sans autre distinction que celle du mérite et de l’honorabilité ». La pensée schoelchérienne commence au prisme de la réfutation anti-esclavagiste, par camper le décor démocratique dans sa négativité. D’autre part, elle l’envisage dans sa positivité, à travers la construction post-abolitionniste de son idéal de citoyenneté républicaine. D’où l’inscription dans l’un des décrets d’abolition du 27 avril 1848, de l’obligation scolaire ainsi que le signale V. Schoelcher. « Ce décret veut que l’éducation soit accessible, soit imposée à tous ».
Aux écoles obligatoires, il ajoute des cours facultatifs pour les adultes. Véritable instrument d’épanouissement et de promotion des couches sociales déshéritées, l’école élémentaire doit être gratuite. « Oui, il faut qu’il n’y ait pas un seul endroit de la France métropolitaine, et de la France d’outremer, si retiré qu’il puisse être, où le pauvre n’ait la faculté de faire donner à son fils et à sa fille, l’instruction primaire gratuite, le plus fécond agent de l’émancipation morale des classes pauvres ».
Quant aux droits politiques « tous ce que nos ennemis ont formulé sur ce point se résume en deux mots : les nègres abrutis, hier dans l’esclavage, ne pourraient faire le lendemain, des citoyens capables des droits politiques. A cela je réponds : le Gouvernement provisoire a été profondément logique lorsqu’il appela au suffrage universel les esclaves qu’il affranchissait à la liberté… on ne pourrait en faire des demi-citoyens, des quarts de citoyens hermaphrodites politiques qui n’auraient eu ni place, ni rang, ni caractère dans la société démocratique ».
La démocratie de Schoelcher doit être non seulement juridique, mais aussi politique, et scolaire. Voilà le monstre Schoelcher, la pourriture abolitionniste, tel qu’il nous est présenté par ce chercheur hors-pair.
Sommes-nous mieux que Schoelcher ? Et nous que faisons-nous en 2020 ? Donnons-nous à nos enfants, en tant qu’élus, parents, citoyens, le maximum d’armes intellectuelles ? Exigeons-nous de ceux qui dirigent nos pays l’ouverture des écoles ou préférons-nous nous réfugier dans un entre-deux « c’est bientôt les vacances », « Nouké vwè sa plita », « J’ai déjà tout organisé pour les plages ». Nos enfants se meurent et s’asphyxient intellectuellement, la déperdition scolaire n’a jamais été aussi grave selon tous les enseignants que nous rencontrons.
Nous brandissons le poing pour Floyd tout en exploitant l’haïtien
L’art des intellectuels est d’ignorer ou d’aggraver les problèmes propres à la nation, par volonté orgueilleuse de penser pour l’humanité entière (Raymond Aron : l’opium des intellectuels). Que n’entendons-nous pas en Guadeloupe et en Martinique, nous faisons partie des peuples opprimés, mais pas question d’aller à l’école, nous nous révoltons contre l’exploitation mondiale des noirs, mais nous sommes étonnamment silencieux quand tous les jours des dictateurs sanguinaires violentent leur peuple, nous brandissons le poing pour Georges Floyd, mais nous exploitons l’immigré haïtien.
Prenons l’exemple des communautés immigrées pauvres en Guadeloupe et en Martinique. Franchement, qui peut dire qu’elles ne soient pas marginalisées ? Reléguées aux travaux les plus éprouvants, ou que les habitants de l’île se refusent de faire.
Les avons-nous acceptées ? à part la musique diffusée, kompa, bouyon, allons-nous vers eux ? Trump nous dira qu’il n’a jamais interdit le rap sur les médias, et que son soutien n° 1 est Kanye West. Il parlera même du soft-power noir et féminin (Beyoncé, Rihanna).
Exigeons-nous des responsables académiques, que soient proposés à nos jeunes des activités et des projets éducatifs, en espagnol (pour ceux de Saint-Domingue), ou des cours de soutien en français renforcé ?
Nous pourrons critiquer Trump, nous pourrons rendre justice à Georges Floyd quand nous aurons établi des ponts avec ces communautés, quand nous dirons « j’accuse » au système hypocrite qu’est l’éducation en Guadeloupe et en Martinique pour les faibles et les exclus.
Au niveau économique, nous ne détenons pas forcément les leviers du secteur économique, et il n’est un secret pour quiconque qu’une concentration des capitaux, entre les mains de quelques-uns, est un défi pour l’avenir.
Devons-nous toujours accuser les autres ?
En matière politique, votons-nous pour des femmes et hommes méritants, qui se donnent corps et âme à leurs communes, ou avons-nous été témoins à de multiples reprises, de leurs failles, de leur inaptitude peut-être à s’élever au-dessus des factions partisanes, de leurs limites tout simplement ? Et pourquoi dans ce dernier cas leur donnons-nous à nouveau un blanc-seing ? Sommes-nous inconséquents ? Devons-nous toujours accuser les autres ?
Un autre défi est l’absence quasi-systématique d’originaires des Antilles à la tête des administrations. Encore que nous ayons eu en Guadeloupe, une préfète, un recteur, un directeur du CHU, originaires. Reprenons la phrase de Schoelcher. « J’ai dit qu’il était injuste et dangereux de ne pas leur (les différentes communautés) faire part égale et qu’il n’y aurait jamais d’ordre si elles n’étaient traitées sur le pied de la plus parfaite égalité ». Sinon il sera si facile d’entendre : Ils ont pris le pays, ils nous envahissent, ou ils occupent tous les postes de direction.
La pandémie de Covid-19 a généré une avalanche de haine. On peut désormais parler du virus de la haine. Souhaitons que la haine, l’étranger et la pulsion de mort ne soient pas très bientôt des sujets d’études universitaires aux Antilles.
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