Au-delà de la vérité aux Antilles
Une narration politique qui s’affranchit de la réalité, c’est l’image sidérante des Antilles actuellement.
En Guadeloupe, une touche manipulée par erreur depuis la splendide baie des Saintes, et voilà qu’un conseiller régional est cloué au pilori. Entre rivalité politique et accusation de débordante virilité, sont mis en exergue, de la part de commentateurs et commentatrices, une masculinité ostentatoire, une hétérosexualité conquérante, un excès de violence, une attitude hégémonique, une forme de domination pernicieuse.
Pour résumer le tout, « on boug voyé foto a kok ay. I dwet trompey de moun. Mi bab ! Yenki le FBI ki pa sav sa ! ».
Il est affirmé que l’incarnation de la fonction politique aurait cédé le pas à l’exhibition. Or, nous le rappelons, rien de tel ne s’est passé. Tout cela a relevé du domaine privé !
Nous sommes dans le récit composé sans aucun rapport avec les faits.
On appelle ça la politique post-truth « au-delà de la vérité », d’après le titre d’un essai de Ralph Keyes.
La réalité n’est pas ce qu’on montre. Il s’agit d’inventer une fiction, ou de désigner un ennemi.
« Qu’on me donne un ennemi ! ». Cette réclamation constituait le titre d’une pièce jouée d’après l’œuvre de Heiner Müller.
On pense aussi à Julien Freund, auteur « Le Politique ou l’art de désigner l’ennemi ». Il rejoint les maquis FTP, dans la Drôme. Là, il assiste à l’assassinat, par exécution, d’une jeune institutrice accusée à tort d’être passée du côté de la Gestapo. Jugée sommairement, violée ensuite par les partisans, elle est abattue à l’aube. Julien Freund en gardera un sombre souvenir. « Après une telle expérience, vous ne pouvez plus porter le même regard sur l’humanité ».
Le storytelling devient le substitut d’une action politique. Nous faisons souvent référence à la désincorporation de la communauté politique, et à sa dislocation progressive, en Guadeloupe et en Martinique, pour ne pas nous alarmer de ces enquêteurs et enquêtrices auto-proclamés au service de la vérité, de la pureté. Le récit paranoïaque sévit partout, manipulant la surenchère. On devient acteur de l’histoire, en utilisant le potentiel crédibilisateur, et le prétexte d’une figure d’autorité. L’indiscutabilité d’un verdict est établie. La propagande sature l’espace communicationnel.
Nous avons déjà signalé comment les paradoxes qui entourent la définition canonique de cette post-vérité, comme la velléité à se poser comme détenteurs uniques de la vérité, jouent sur la corde émotionnelle et des valeurs communes et fédératrices, comme pour l’affaire du temple hindou.
Dans « Les Deux Corps Du Roi » d’Ernst Kantorowicz, la thèse soutenue est la suivante. Dans la conception du pouvoir monarchique, le roi a deux corps : le premier est mortel et naturel, le second surnaturel et immortel. Parce qu’il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois. Il n’est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l’ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l’être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur.
Telle est la fiction qui fonde le consentement à l’Etat. Elle ne tient nullement à la transcendance, mais à la certitude d’une continuité souveraine de l’institution politique.
Concevons la Guadeloupe ou la Martinique comme des entités supérieures, dans lesquelles on peut et on doit reconnaître aux acteurs politiques, la part irréductible d’intime qui doit être autant préservée, et « sacralisée », dès lors qu’elle ne heurte pas les consciences pour des faits répréhensibles.
Par un jeu de chaises musicales, pendant que ces intellectuels et commentateurs, parlent du peuple guadeloupéenn, du peuple martiniquais la bouche en cœur, le bien commun, l’intérêt général, la justice sociale deviennent des expressions dénuées de sens sur ces îles.
Ces mêmes commentateurs sont étrangement silencieux pour évoquer les problèmes des grèves dans les écoles en Guadeloupe.
En banalisant les comportements actuels, en adoptant le slogan, « peu pour tous », on compromet l’ascension sociale des jeunes, on démotive les enseignants.
Nous pensions naïvement que l’école avait une mission d’ordre politique, non pas au sens de l’exercice du pouvoir, mais au sens de l’organisation de vie dans une communauté guadeloupéenne.
L’école est devenue l’ennemi en Guadeloupe. Faisons encore appel à Julien Freund. « Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pourrez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes ».
Nos enfants sont une génération sacrifiée. Nous nous projetons tout doucement vers la Syrie. Le Monde du 16 mars 2021 évoque une génération tuée, torturée, enrôlée de force, déscolarisée. La Syrie d’avant-guerre était dotée du taux d’éducation le plus élevé des pays arabes, – ce qui était déjà loin d’être le cas de la Guadeloupe dans le contexte caribéen ou mondial-. Plusieurs centaines de milliers d’enfants syriens sont aujourd’hui analphabètes.
La tâche est tellement immense, que nous nous demandons, si le nouvel homme politique guadeloupéen, le nouveau syndicaliste guadeloupéen, le nouvel enseignant guadeloupéen, que nous appelons de nos vœux, ne pourrait-il pas être Jacques Laffite ? ( non pas le coureur automobile, mais l’apprenti charpentier, commis chez un négociant de Bayonne) En 1788, à l’âge de vingt-et un ans, il vient à Paris, muni d’une lettre de recommandation. Selon la légende, éconduit, Jacques Laffite fut rappelé par le banquier Perregaux lorsqu’il le vit ramasser une épingle tombée à terre dans la cour. Le commis chargé de tenir les livres de comptes de Perregaux devint plus tard gouverneur de la Banque de France.
Annou lyanné, Sé grèn di ri ka fé sak di ri.
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