Rüdiger : Je ne m’attends pas à ce que le monde du football s’unisse pour combattre le racisme comme la Super League
Un publication d’Antonio Rudiger dans The Players Tribune la veille de la finale de la Champion’s League.
Ils m’appelaient le n****. Ils criaient : « Va manger ta banane. » Chaque fois que je touchais le ballon, ils poussaient des cris de singe.
Ce n’était pas le premier abus raciste que je subissais, mais c’était le pire avec une haine palpable. Vous le savez car vous le voyez dans leurs yeux.
Sur le moment, je n’ai pas réagi. Je ne suis pas sorti du terrain. Je ne voulais pas leur donner cette joie. Mais en votre for intérieur, si vous êtes un être humain avec un cœur qui bat, vous êtes marqué à tout jamais.
Chaque fois que quelque chose comme cela se produit, comment réagit le monde du football ?
Tout le monde agit comme s’il s’agissait juste de «quelques idiots».
Une enquête est ouverte, mais rien ne se passe vraiment. De temps en temps, nous avons une grande campagne sur les réseaux sociaux, et tout le monde se sent mieux dans sa peau, puis tout revient à la normale. Rien ne change jamais vraiment.
Dites-moi, pourquoi la presse, les fans et les joueurs se sont tous unis pour arrêter la Super League en 48 heures, mais pour les abus racistes évidents dans un stade de football ou en ligne, c’est toujours « compliqué » ?
Peut-être parce qu’il n’y a pas que quelques idiots dans les gradins. Peut-être parce que ça va beaucoup plus loin.
Vous savez, je pense très souvent à Daniele De Rossi. Il est venu me voir après le match de la Lazio et il a dit quelque chose que je n’avais entendu auparavant. J’étais toujours très en colère. De Rossi s’est assis à côté de moi et m’a dit : «Toni, je sais que je ne ressentirai jamais la même chose que toi. Mais laisse-moi tenter de comprendre ta douleur. Que se passe-t-il dans ta tête? »
Il n’a pas tweeté. Il n’a pas affiché de carré noir. Il se souciait de moi.
Beaucoup de gens dans le football disent des choses publiquement, mais ne viennent jamais vraiment vers vous. De Rossi voulait vraiment savoir ce que je ressentais. Ce gars était une icône du club. Une légende. Quand je suis entré dans le vestiaire pour la première fois, le simple fait de le voir m’a rendu nerveux comme un petit enfant.
Mais dans mes moments les plus difficiles, De Rossi se souciait de moi en tant qu’être humain. Il voulait comprendre.
Est-ce que je mets certaines personnes mal à l’aise à parler ainsi ? Peut-être, mais je sais que le monde entier va regarder la finale de la Ligue des champions ce week-end, et je veux utiliser ma voix pour parler de quelque chose de réel.
Ce n’est pas une conversation de 10 minutes. Ce n’est pas Instagram. C’est ma vie.
Voulez-vous entendre mon histoire ? Voulez-vous comprendre ?
… Peu m’importe qui vous êtes, si vous avez grandi à Berlin-Neukölln comme moi, dans la banlieue de Paris, ou dans n’importe quel quartier d’immigrants du monde, vous réagissez ainsi : si vous voyez une mère de famille transporter des sacs en revenant du marché, vous allez l’aider.
Je m’en fiche que tu viennes de te battre avec son fils sur le terrain de foot cinq minutes avant, tu emmènes ces sacs jusqu’à son appartement !!! C’est ton devoir.
Il est entendu que même si nous venons d’horizons différents et parlons différentes langues, nous vivons tous côte à côte dans ce quartier…
Un jour, je marchais dans la rue près de mon immeuble quand j’ai vu une vieille dame allemande portant avec difficulté ses sacs depuis l’épicerie. Alors je suis allé l’aider. Et je n’oublierai jamais la peur sur son visage quand elle s’est tournée vers moi.
Elle pensait que j’essayais de lui voler ses sacs. Elle pensait vraiment que je la volais.
Cela n’a duré qu’une seconde. Mais vous ne pouvez revenir en arrière. Mon innocence s’était envolée.
C’est là que j’ai réalisé : « Oh, c’est comme ça que certaines personnes me verront toujours ! Je suis né ici, mais je ne serai jamais allemand pour certains Allemands ».
Une pensée amère, parce que l’Allemagne a tout donné à ma famille. Mes parents étaient des réfugiés de la guerre civile en Sierra Leone. Beaucoup de gens ne savent pas vraiment ce qui s’est passé là-bas. L’Afrique ? Qu’est-ce que l’Afrique ? Juste des images à la télé d’enfants affamés au gros ventre. Vous vous sentez mal une seconde, puis vous zappez. C’est l’Afrique, le tiers monde, le monde oublié.
C’est ce que nous appelons la mentalité du «chat dans l’arbre».
Quand on vient d’une guerre civile dans un endroit sympa comme l’Allemagne, c’est choquant au début, car on regarde les infos et on voit un chat coincé dans un arbre. Il y est monté lui-même. Il est juste effrayé. Mais que font-ils ? La police et les pompiers viennent à sa rescousse. Les gens se rassemblent autour de l’arbre. Certains pleurent. Le pompier monte sur l’échelle, et sauve le chat. Ils lui donnent une couverture et un bol de lait. Tout le monde applaudit.
Le pompier est un héros. Le chat est un héros.
Mais deux millions de personnes déplacées dans une guerre civile en Afrique ? C’est juste un nombre. Ils pleurent pour le chat. Pour les Africains, ils ne veulent même pas regarder.
Attention : mes parents étaient très reconnaissants de vivre en Allemagne… En fait, pour eux, c’était toujours «le paradis sur terre». Plus de coups de feu. Plus de bombes qui explosent la nuit. Pas d’argent, mais la paix.
Être riche pour nous était une autre paire de manches. Riche pour nous c’était avoir à manger et à boire. Vous avez une grande assiette au milieu de la table avec du riz jollof et du poulet ? Tu es riche ce jour-là, mon ami.
Pour moi, le football ne consistait pas à rêver. C’était une question de survie.
C’était presque comme choisir de devenir plombier, boulanger ou avocat. C’était une façon de survivre. Je vous mentirais si je disais que je rêvais d’avoir de grosses voitures ou jouer la Ligue des champions ou autre. Non, cette aventure de football consistait à sortir ma famille de Neukölln, point final.
Je me souviens du moment exact où j’ai eu cette prise de conscience. J’étais dans la cuisine un matin et j’ai demandé un peu d’argent à ma mère. Je pense que c’était pour un voyage scolaire ou quelque chose comme ça. C’était juste quelques euros. Mais elle ne pouvait pas me le donner.
Et je me souviens exactement de ce qui m’a fait mal. Ce n’est pas qu’elle a dit non. C’était l’expression de son visage. Nous connaissons nos mamans mieux que quiconque. Ce qui m’a brisé le cœur, c’est que je pouvais voir qu’elle voulait tellement me donner cet argent, mais elle ne pouvait pas. Et je me suis dit littéralement: «Je dois être un homme maintenant. Je dois aider ma famille. »
J’avais huit ans.
Si vous n’avez pas grandi dans un quartier d’immigrants, vous pourriez penser que j’exagère. Mais je vous garantis que certaines personnes doivent penser : «Huit ans? Frère, tu as eu de la chance. J’ai du devenir un homme à six ans !!! »
Les étrangers, c’est parfois difficile pour eux de comprendre.
Je me souviens que lorsque Thomas Tuchel est arrivé en tant que manager à Chelsea, il m’a posé une question intéressante. Évidemment, nous sommes tous les deux allemands, mais nous ne nous connaissions pas personnellement. J’avais des difficultés à Chelsea avant que Tuchel ne prenne le relais, alors quand il est entré, je pense qu’il essayait de me comprendre.
Il a dit: « Toni, laisse-moi te demander quelque chose. Je te regarde et je te vois si agressif sur le terrain. D’où cela vient-il » ?
Et je lui ai raconté mon histoire. Nous avons parlé un peu. Mais vraiment, j’aurais pu juste dire un mot… «Neukölln.» C’est si simple…
«Tu n’as pas ta place ici.»
Savez-vous combien de fois j’ai entendu ça ? Savez-vous combien de fois on m’a dit de retourner en Afrique ? Savez-vous combien de fois j’ai été traité de n**** ?
… Plusieurs fois, j’ai dû me battre. Plusieurs fois, mon sang a coulé. Cette mentalité m’a façonné en tant que footballeur…
Je n’oublierai jamais le jour où j’ai quitté ma famille à 15 ans pour rejoindre le Borussia Dortmund. Ma mère a pleuré toute la semaine. Elle ne voulait pas que j’y aille. Même en pensant au souvenir de ses pleurs en ce moment … Cela me procure tellement d’émotion, tellement de douleur…
C’était il y a 13 ans, et c’était comme hier.
Je n’aurais jamais cru que je jouerais un jour une finale de Ligue des champions. Savez-vous avec combien d’enfants talentueux j’ai grandi dans la rue et qui n’en sont même jamais sortis ?
Lorsque vous venez d’un endroit comme Neukölln, vous ne vous battez pas seulement contre d’autres joueurs talentueux pour atteindre le sommet. Vous luttez aussi contre l’ignorance. Quand j’étais jeune joueur au VfB Stuttgart en Allemagne, je n’ai jamais subi d’abus direct comme en Italie. C’était plus subtil.
Dès que vous faites quelques mauvais matchs, tout d’un coup la presse commence à fouiller dans votre passé. Et comment ne manqueront-ils pas de vous appeler ? Antonio Rüdiger, de Berlin-Neukölln.
« Il est tellement agressif, tellement brut. C’est parce qu’il est de Neukölln ».
Si vous vous battez sur le terrain d’entraînement et que vous venez d’un certain quartier, que disent-ils ? Vous êtes un gagnant, un leader. Et si vous venez d’un autre quartier ? Un gangster, un être dangereux.
Vous voyez comment ça commence ? C’est subtil. Même personnalité, étiquette différente.
Ensuite, vous arrivez dans un pays comme l’Italie, et c’est un autre niveau. Et je vous assure : j’ai adoré l’Italie. J’ai adoré la Roma. Les gens vous embrassaient la première fois qu’ils vous rencontraient. C’était une culture tellement chaleureuse. Mais certaines personnes dans la presse jouent à des jeux qui peuvent être très dangereux.
Lors de mon premier Derby, je n’ai eu aucun problème avec les ultras de la Lazio. Il n’y a pas eu d’abus. Mais avant mon deuxième derby, lors d’une interview avec un journaliste, il m’a interrogé sur le manager de la Lazio, Simone Inzaghi.
Voilà mon propos : « Je ne le connais pas vraiment, mais j’ai entendu dire qu’il faisait du bon travail. » Je voulais dire que je ne le connaissais pas personnellement. Mais le journaliste a tout déformé et a donné l’impression que je manquais de respect à Inzaghi. Il m’a fait dire que je n’avais jamais entendu parler de lui. Il essayait juste de verser de l’huile sur le feu. C’est là que la machine des réseaux sociaux se met en branle, et vous ne pouvez rien y faire. Pour ce match, j’étais le méchant, et ça a été la folie.
C’est pourquoi je ris chaque fois que les gens me demandent : «Pourquoi ces abus racistes se produisent-ils ? Qui ferait quelque chose d’aussi terrible?
Eh bien, regardons en profondeur. Regardons dans les tribunes.
Que se passe-t-il lorsque des gens crient des insultes lors d’un match ? Que font les gens autour d’eux ? La plupart d’entre eux agissent comme si de rien n’était. Peut-être même qu’ils en rient, car eux sont «innocents».
Allons plus loin. Même nous, en tant que footballeurs, nous faisons partie du système. Combien de fois avons-nous eu ce genre de conversations dans le vestiaire ? Pas si souvent, pour être honnête. Il semble que nous soyons tous trop distraits pour vraiment parler de ces choses dans la vraie vie. Il y a toujours PlayStation, Instagram, les voitures, le prochain match – il y a toujours quelque chose pour nous détourner des conversations difficiles.
Pourquoi être mal à l’aise ? Pourquoi parler de choses qui nous rendent tristes ? Il y a déjà trop de pression pour performer. Alors, que faisons-nous à la place ? Nous publions quelques stories sur Instagram : «Stoppez le racisme !!!!»
Publication, publication, publication. Cela nous donne l’illusion que nous avons fait quelque chose. Et pourtant, nous n’avons rien fait. Rien ne change.
Ce n’est pas mon rôle de savoir pourquoi c’est ainsi. Mais j’en connais le goût.
Amer. C’est un goût amer.
Vous vous demandez peut-être pourquoi je parle de cela maintenant. Eh bien, regardez tout ce que j’ai vécu à Chelsea cette saison. Il y a à peine 4 mois, j’etais fini. À cette époque, si vous lisiez une publication me concernant dans la presse anglaise, vous auriez une image très différente de moi en tant que personne par rapport à qui je suis vraiment. Je ne peux même pas dire que je me suis senti incompris. Parce que j’avais l’impression que les gens ne savaient rien de moi du tout. J’étais juste un nom.
«Rüdiger.»
J’étais ce que la presse disait que j’étais. Les choses allaient mal et je ne jouais pas beaucoup, donc j’étais un bouc émissaire très facile.
Vous avez tout lu à ce sujet, j’en suis sûr. J’étais la raison pour laquelle le manager a été licencié. J’emetais de mauvaises vibrations dans l’équipe.
Vous savez exactement de quoi je parle. Et les abus racistes que j’ai subis sur les réseaux sociaux pendant cette période étaient du délire.
Et je veux être très clair. Je ne pense pas que la presse anglaise me critiquait à cause de ma provenance ou de la couleur de ma peau. Mais je veux que les gens comprennent ce qui se passe lorsque des choses pareilles sont écrites sur vous… Vous verrez un côté très sombre de l’humanité. Vous comprendrez que nous avons encore un long, long, long chemin à parcourir en tant que société.
Et regardez à quelle vitesse l’histoire peut changer. Il y a quatre mois, les réseaux sociaux disaient que je ne valais rien. Kai n’était pas assez bon. Timo n’était pas assez bon. Qu’importe que Kai et Timo aient déménagé dans un nouveau pays au milieu d’une pandémie. Peu importe que nous soyons des êtres humains, pas des robots. Cela n’avait pas d’importance. Nous étions tous sans valeur.
Nous voici maintenant quatre mois plus tard, en finale de Ligue des champions.
Ce sera peut-être une bonne leçon pour tout le monde. Peut-être. Mais je n’en suis pas si sûr. Le truc avec les leçons, c’est que vous devez réellement écouter si vous voulez apprendre quelque chose.
Combien de personnes veulent vraiment écouter ? Combien de personnes lisent réellement mes paroles et y réfléchissent profondément?
Tu sais ce qui est si drôle ? Parfois, les gens me disent : «Toni, pourquoi t’inquiètes-tu ? Ce ne sont que des trolls sur les réseaux sociaux. Ce ne sont pas de vraies personnes…
Au cours des dernières semaines, j’ai reçu de nombreux messages disant essentiellement la même chose : « Toni, je suis désolé ».
Ce ne sont pas des robots. Ce sont de vraies personnes qui s’excusent auprès de moi pour les horribles choses proférées en janvier.
Mais demandez-vous pourquoi font-ils cela ? Pensez-vous qu’ils ont sondé leur cœur et ont décidé de s’éduquer ? Pensez-vous qu’ils se sont longuement regardés dans un miroir ?
Je ne sais pas. Peut-être. Peut être pas. Mais je sais que nous gagnons. Alors maintenant, je leur suis utile. Peut-être suis-je même humain à leurs yeux.
Je n’ai aucune haine dans mon cœur pour ces gens. Mais je leur dirai une chose : si vous êtes sincère dans ce que vous dites et que vous êtes vraiment désolé, ne m’envoyez pas de tweet. Éloignez-vous de votre téléphone pendant une minute. Arrêtez de tweeter.
Renseignez-vous. Lisez un livre sur l’histoire des Noirs et ouvrez vraiment votre esprit aux expériences des autres. C’est beaucoup plus significatif que d’envoyer un tweet…
Je ne suis pas naïf. Je ne m’attends pas à ce que tout change du jour au lendemain. Je ne m’attends pas à ce que le monde du football s’unisse pour tuer le racisme en 48 heures comme ils ont tué la Super League.
Nous ne résoudrons pas ce problème avec une campagne sur les réseaux sociaux ou avec cet article… Mais je ne suis pas désespéré. Je vais continuer à me battre – pour toujours. Parce que je sais qu’il y a des gens qui s’en soucient. Je sais qu’il y a des gens qui m’entendent vraiment.
Pour vous, je parle honnêtement.
Pour vous, je joue cette finale de la Ligue des champions. Vous êtes ceux qui ont souffert avec moi, qui ont pleuré avec moi.
Et, Inshallah, si je soulève le trophée samedi, alors vous souleverez le trophée avec le garçon de Neukölln.
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