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La petite Ruby a marché pour que Kamala puisse courir

Pour son entrée dans une école blanche à New-Orléans, le 14 novembre 1960, une petite fille noire est l’objet d’insultes. Un épisode de la lutte contre l’apartheid, immortalisé par l’oeuvre de Norman Rockwell « The Problem We All Live With » (Notre problème à tous). La même année, une étudiante indienne s’implique dans la défense de la cause noire. 60 ans plus tard, sa fille, Kamala Harris devient la première femme noire vice-présidente des USA. Saura-t-elle être la digne héritière de ces deux femmes sans qui rien n’aurait été possible ?

@Kamala Harris et Ruby Bridges

Kamala a évoqué à plusieurs reprises sa mère Shyamala Gopalan, décédée d’un cancer du colon en 2009, dans ses choix. Lors de la Convention démocrate en août, elle a qualifié sa mère de «personne la plus importante de sa vie».

Shyamala Gopalan, fille d’un haut fonctionnaire, quitte l’Inde en 1958 pour suivre des études à Berkeley en nutrition et endocrinologie. En 1960, elle rejoint un groupe d’étudiants noirs, connu sous le nom d’Afro American Association, qui se réunissent régulièrement pour étudier les œuvres d’auteurs noirs. Ils sont à l’origine de la célébration de la fête de Kwanza et fondent le Black Panther Party. Gopalan est le seul membre non noir.

@La famille Harris Kamala au 1er plan à droite

Elle fait la connaissance de Donald Harris, un autre étudiant diplômé de Berkeley. En grandissant en Jamaïque, il a pu observer la puissance coloniale britannique et dénonce la promotion d’une petite élite noire masquant les inégalités sociales qui règnent sur l’île.
Ils se marient quelques années plus tard. Le couple aura deux filles, Kamala (un prénom sanscrit signifiant «lotus») puis Maya, avocate et conseillère de sa sœur. C’est un scandale en Inde. En 1971, Gopalan demande le divorce. Si son mariage est sujet à controverse, son divorce ne l’est pas moins.

Mais Gopalan est une femme déterminée. Son doctorat achevé, chercheuse sur le cancer, elle accepte un emploi à l’Université McGill et déménage à Montréal. Kamala a alors 12 ans.

Gopalan cuisine des plats indiens tels que le dal, l’idli, rend visite à sa famille en Inde, mais tient à élever ses filles en tant que noires. Kamala et Maya chantent dans la chorale d’enfants d’une église baptiste noire. Les jeudis soirs, Shyamala & girls comme on les appelle dans le quartier, fréquentent un centre culturel noir. Pour Kamala Harris, sa mère « savait que sa patrie d’adoption verrait Maya et moi comme des filles noires, et elle était déterminée à faire en sorte que nous devenions des femmes noires confiantes et fières ».

Née le 8 septembre 1954, Ruby est l’aînée de cinq enfants de Lucille et Abon Bridges. L’année de naissance de Ruby coïncide avec la décision de la Cour suprême de la fin à la ségrégation raciale dans les écoles publiques.
Ruby réussit l’examen imposé aux enfants noirs déterminant leurs compétences scolaires pour intégrer une école réservée aux Blancs.

@The Problem We All Live With – Norman Rockwell

Elle a, ainsi que deux autres enfants noirs, l’opportunité de fréquenter l’école primaire William Frantz entièrement blanche, à quelques pâtés de maisons de son domicile. Son père craint pour sa sécurité; sa mère, elle, veut que Ruby ait les possibilités qui lui ont été refusées. Le district scolaire traîne les pieds, retardant son admission au 14 novembre. Les deux autres enfants et leurs familles, sous la pression, abandonnent leur projet. Ruby et sa mère, seront escortées par quatre policiers fédéraux chaque jour cette année-là.  Des centaines de parents blancs manifestent, et tous retirent leurs enfants de l’école. Elle sera la seule élève d’une enseignante spécialement nommée, les autres refusant de la côtoyer. Des lycéens chantent un nouveau refrain sur « Battle Hymn of the Republic »: « Gloire, gloire, ségrégation, le Sud ressuscitera. » La naïveté du récit de Ruby est à l’opposé de la violence inouïe qu’elle a subie : « Je me souviens avoir vu quatre hommes blancs très grands sans vraiment comprendre pourquoi ils étaient là. Ils ont expliqué à mes parents : nous avons été envoyés par le président des États-Unis pour vous accompagner, vous et votre fille, à l’école aujourd’hui.

@Le modèle face à l’oeuvre

Je me souviens être montée dans la voiture avec eux et conduite à la nouvelle école qui était très proche de chez moi. C’était en fait l’école de mon quartier, mais comme c’était une école blanche, je n’ai pas pu y aller avant. En arrivant devant l’école, j’ai vu des foules et des foules de gens devant l’école, et ils criaient et criaient, jetaient des objets, agitant leurs mains.

… En voyant cette foule dehors et vivant à la Nouvelle-Orléans, j’étais habituée à Mardi Gras et pensais en fait que c’était Mardi Gras ce jour-là ».

« Cela m’a vraiment façonnée en ce que je suis, car ce qui m’a le plus effrayée dans cette expérience à 6 ans, ce sont les manifestants. Il y avait un cercueil d’enfant et ils y mettaient une poupée noire. Ils marchaient autour de l’école avec ce cercueil et je devais les dépasser pour entrer dans le bâtiment. Des femmes crachaient vers ma mère en hurlant : On va vous empoisonner. Cela m’est resté très, très longtemps ».
« Le pire pour moi, c’était d’être seule. J’aurais voulu avoir quelqu’un avec qui jouer. Mme Henry était une enseignante incroyable, et elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour oublier à ce qui se passait à l’extérieur, parce que vous pouviez entendre les cris et les insultes à tout moment de la journée ».
La famille Bridges a aussi souffert pour son courage : Abon a perdu son emploi et les commerçants refusaient de vendre à Lucille. Les grands-parents métayers ont été expulsés de la ferme où ils vivaient depuis un quart de siècle. Ils ont cependant permis à l’histoire de se mettre en marche.

@Il y a 60 ans, une enfant voulant aller à l’école devait etre protégée par des agents fédéraux

Mais Kamala ne serait-elle pas l’arbre qui cache la forêt ? Car de nombreuses études prouvent qu’une nouvelle ségrégation sévit dans le système scolaire américain.

Quand Ruby est retournée à l’école William Frantz, dans les années 90, quelle ne fut pas sa déception! 90 % des élèves étaient afro-américains, issus de milieux défavorisés, les classes moyennes ayant jeté leur dévolu sur des écoles plus huppées.

« Mon ancienne école n’est aujourd’hui fréquentée que par des Noirs. C’est très décevant parce que le jour où j’ai monté ces marches, c’était au nom de l’intégration. Nous voilà 50 ans plus tard, et il n’y a que des Noirs ».

Un défi de taille pour l’administration Biden/Harris qui devra œuvrer pour la mixité raciale, la réduction des inégalités et ce d’autant plus que la récession provoquée par le coronavirus frappe davantage les familles noires. 
Et le passé de Kamala Harris, en tant que procureure générale de Californie, n’incite pas ses détracteurs à croire en elle. En 2015, elle s’est opposée à une enquête sur les fusillades de la police envers des noirs, elle a soutenu l’exécution de Kevin Cooper alors que des preuves ADN l’innocentaient, refusé d’appliquer un programme de libération conditionnelle afin de poursuivre l’exploitation de la main-d’œuvre carcérale de couleur.

@Une femme noire dans la galerie des Vice-Présidents des USA

Pour eux, Kamala est une noire contribuant à la pérennisation du système suprémaciste blanc, citant son père la critiquant publiquement pour avoir évoqué de manière négative ses racines jamaïcaines lors de sa campagne de légalisation de la marijuana. Il avait annoncé que sa famille et lui « se dissocient catégoriquement de cette parodie » de ses propos réducteurs sur les Jamaïcains « fumeurs de joint ».

 Mike Muse, co-fondateur de Muse Recordings, conférencier expert en culture pop et en politique, comprend les sceptiques mais se veut pragmatique : « Sénateur Harris, sachez que nous voulons que vous ayez notre soutien. Mais sachez également que vous devez nous soutenir. Ne faites pas taire notre voix. Parlez-nous. Écoutez nos préoccupations. Adressez-vous à nous. Forgez un lien avec nous, et croyez-moi, nous vous soutiendrons ».
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