LES STATUES DE L’HORREUR EN MARTINIQUE
Histoire fiction : Schoelcher était une commune de la Martinique, disparue suite à un cataclysme majeur, l’envahissement de 19 997 statues semblables à celles de l’île de Pâques, à l’origine de la distanciation sociale de 5 ananas.
« Ceci est un message à l’intention de la police, des forces armées, des juges, des magistrats, des prétendus amis du genre humain ».
Solitude avait encore en mémoire les paroles enflammées et belliqueuses, comme les images diffusées sur les réseaux sociaux de jeunes femmes, renversant et brisant les statues du journaliste et homme politique français, connu pour avoir agi en faveur de l’abolition définitive de l’esclavage en France, et initiateur du décret d’abolition, signé par le gouvernement provisoire de la deuxième République le 27 avril 1848. Certaines de ces activistes étaient ses camarades.
ISALOP ! ISALOP ! Elle se souvenait de leurs cris de haine qui retentissaient sous la frondaison des flamboyants, des rictus des visages juvéniles déformés par l’invective, de ces voix douces et intransigeantes, de ces poings levés aux extrémités manucurées.
Leur nouvelle religion les appelait à rejeter tout ce qui pouvait apparaître comme des clichés patriarcaux ou colonialistes, tout ce qui pouvait jeter une ombre sur les combats des illustres ancêtres. Lanmounité !
« Nous avons déboulonné les statues de Schoelcher. L’une devant l’ancien palais de justice de Fort de France, et l’autre dans la commune qui accepta de porter son nom ignominieux.
Nous assumons pleinement ces actes. Nous en avons assez, nous jeunes Martiniquaises, d’être entourées de symboles qui nous insultent. Nous le disons aux maires. Ils nous ont craché dessus, alors on leur crache dessus. Les valeurs fossilisées qu’ils nous ont transmises, nous les vomissons.
Comme tous ces éternels donneurs de leçons et philanthropes qui ne savent que bêler en Martinique, ils nous parlent de destruction des monuments qui incarnent notre mémoire collective. Pourquoi ne pas chercher à instruire plutôt qu’à détruire ? répètent-ils en petits moutons assimilés. Ils évoquent dorénavant la nuit politique sur la Martinique.
Pour tous ceux qui débordent de compassion pour les icônes des peuples du monde, nous portons à leur connaissance les faits suivants.
La statue de Gandhi, offerte en 2016 par l’ancien président indien Prnad Mukherjee, a été démontée le 19 décembre 2018, dans la principale université du Ghana. Ce sont les professeurs ghanéens qui ont organisé la révolte, à la différence des nôtres, emplis de vénération et quémandant en permanence.
Ils ont dévoilé que dans le journal Indian Opinion créé par Gandhi, l’homme à la peau noire y est décrit comme un être paresseux et grossier, dont l’occupation est de chasser et dont la seule ambition est de réunir un certain nombre de têtes de bétail pour acheter une femme et passer ensuite sa vie dans l’indolence et la nudité. Ces propos ont été tenus quand Gandhi vivait en Afrique du Sud.
Il considérait les Indiens comme infiniment supérieurs aux « kaffirs » , terme péjoratif pour désigner les Africains noirs.
Et voilà ce que ces professeurs ghanéens ont lancé au monde. Si nous montrons que nous n’avons aucun respect pour nous-mêmes, que nous méprisons nos propres héros et que nous louons ceux qui n’avaient aucun respect pour nous, alors il y a un problème.
En 2015, une œuvre en l’honneur du Mahatma avait déjà été vandalisée en Afrique du Sud. En 2018, des milliers de malawites opposés à une statue de Gandhi dans la capitale économique Blantyre, (l’Inde est un des principaux pays pourvoyeurs d’aide au Malawi), avaient manifesté. Cette statue nous est imposée par une puissance étrangère pour promouvoir son image et sa domination, dénonçaient-ils.
L’érection de cette statue fut finalement interdite par un juge de la Haute Cour du Malawi.
Nous affirmons donc que les statues érigées en l’honneur de celui qui s’empressa de dédommager les propriétaires d’esclaves, lors de l’abolition de l’esclavage, sont des insultes envers notre peuple. Nous nous donnons pour mission d’attaquer auprès des tribunaux internationaux cette offense visuelle permanente au peuple martiniquais ».
Solitude avait pris le bus depuis Fort-de-France pour se rendre sur le campus universitaire de Schoelcher. Des pensées contradictoires agitaient son esprit.
Ses professeurs de droit leur avaient rappelé que le devoir des Etats de maintenir le souvenir des souffrances subies dans le passé par certaines catégories de la population apparaît comme impératif, surtout s’ils en portent la responsabilité. Une limite du devoir de mémoire toutefois est qu’imposé à des générations nouvelles, il peut provoquer un rejet, si elles se sentent culpabilisées par le seul fait d’appartenir à une nation responsable de ces crimes.
Le devoir officiel ne devrait pas devenir un raccourci moralisant qui éluderait l’extrême complexité des situations qu’il soulève.
Schoelcher avait-il jamais pensé qu’il était un héros ?
Alors que l’autocar s’apprêtait à plonger vers la ville, les passagers hurlèrent et poussèrent des exclamations de terreur. Le chauffeur freina sur une dizaine de mètres, avant de rester prostré, les mains crispées sur le guidon, en état de choc.
Des deux côtés de la route, on ne voyait que du sable rendu éblouissant par le soleil. Deux femmes se signèrent. Des champs de canne apparaissaient au loin, puis des champs cultivés. Mais il n’y avait toujours pas le moindre humain en vue, pas la moindre construction. Tout semblait s’être volatilisé. Le bus était perché à quelques mètres au-dessus d’une falaise.
Solitude dut se rendre à l’évidence.
Toute la commune de Schoelcher, ville,campagne, bâtiments de l’université avaient disparu. Plus de routes goudronnées pour y accéder. Et c’est là que les réseaux sociaux diffusèrent les images qui devaient stupéfier la Martinique et le monde entier.
D’un sentier escarpé, comme dans une atmosphère de fin du monde, une procession de statues de Schoelcher se mouvait. Elles marchaient et étaient animées. La première portait une pancarte. « Nous sommes tous des Schoelchérois ».
Les statues étaient toutes identiques. Il y en avait plusieurs milliers, emplissant toute la végétation. Elles s’approchaient du car, en file indienne. On pouvait lire la colère dans leurs yeux.
Dans l’autre sens, sortaient de la mer, des Horreurs tenant des têtes humaines coupées qui laissaient derrière elle des traînées sanguinolentes. Leur vue terrifia les passagers qui se mirent à trembler frénétiquement.
Mais les statues de Schoelcher étaient déjà toutes proches.
Celle qui portait la pancarte demanda à parler à Solitude. Les passagers s’agenouillèrent et prièrent, suppliant des yeux Solitude d’acquiescer à la demande des Statues.
Comment Solitude eut-elle la force de descendre du bus, nul ne put le dire par la suite. Elle se souvint que debout face à la statue, qui la salua d’un « Bonjour, Solitude ! » , un dialogue improbable s’engagea.
« Je pensais que ce village avait une petite dette à mon égard, une toute petite dette. Je n’avais pas besoin de plus. Je n’ai jamais demandé autant d’hommages. Oserai-je dire que je n’ai mérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ?
Je devais m’assurer que le monstre D’Esnambuc ne sortirait pas de son socle, et qu’il ne ferait de mal à personne. C’est pour cela que je me suis posté, en simple veilleuse, dans la commune ».
L’épouvante de Solitude qui avait fait place à la sidération, fut de nouveau augmentée, par la présence des Horreurs qui, après avoir escaladé à leur tour, le monticule, vinrent se dresser sur la corniche, en défiant les statues. Des branches plantées dans leurs flancs figuraient les bras. Chacun des bras se terminait par trois branches d’aloès qui imitaient les doigts. Deux pierres noires représentaient les yeux, et un trou béant faisait office de nez. La bouche était constituée de deux rangées de cailloux noirs.
Une des Horreurs regarda Solitude, sardonique, écarta ses lèvres et hurla : « QUI ES-TU ? »
Des centaines de bouches des Horreurs qui la suivaient répétèrent son appel à l’infini.
« Es-tu Nelson MANDELA, pour juger notre « ami » Schoelcher ? Nelson Mandela avait pardonné à Gandhi ces préjugés dans le contexte de l’époque et des circonstances.
Mais toi, tu ne pardonnes pas. Entre nous, si tu commences à rechercher toutes les paroles et allusions racistes, quel est le héros qui survivra ?
Tu le mets donc au même niveau que moi ? Moi, le corsaire Desnambuc, le bras armé de la première « collonye », j’ai massacré les autochtones et je suis responsable de la déportation esclavagiste des Africains, à Saint-Christophe, à la Martinique, à la Tortue, à la Guadeloupe, et Marie-Galante !
Quelle idée de m’avoir laissé sur la Place de la Savane !
Regarde celui-là, lui dit-il, en désignant une autre Horreur. Une commission d’enquête tchadienne a évalué à 40 000 morts le nombre de victimes de sa répression. Il s’appelle Hissène Abré.
Regarde cet autre. Il est responsable du génocide au Darfour. 350 000 victimes. Il s’appelle Omar-el-Béchir. Mais tous ces assassins disent qu’ils défendent la cause du peuple noir.
Regarde celui-là, il était à la tête des djihadistes qui tuent les hommes yazidis avec des hachoirs.
Lui, c’est Soeharto. Les massacres de 1965 en Indonésie qui sont la répression déclenchée contre le Parti communiste indonésien et ses sympathisants, ont causé en dépit d’un bilan incertain, entre 400 000 morts (estimation minimale), et 2 millions de morts.
Lui, il était général serbe lors du massacre de Srebenica, en Bosnie. Comment appelles-tu ça ? Tuerie de masse. 33 000 cadavres. Encore un patriote !
Partout des Horreurs, et je n’ai fait que compter sur mes cinq doigts. En ce qui me concerne, les temps étaient durs, tu sais ? ».
Et D’Esnambuc ricana, en interpellant la jeune femme : « Peut-être que nous pourrions reformer une famille, la grande famille de la Martinique, si on veut encore de moi ! Tu ne voudrais pas quand même pas qu’on remplace nos statues, la mienne et la sienne, par celles de Nicki de Saint-Phalle ?
Les Horreurs se contorsionnèrent, très amusées.
« Et si on suit ta logique implacable, quand tu auras achevé tes recherches, tu seras obligée de déboulonner les statues de Delgrès et d’Ignace en Guadeloupe, non ? »
A ces mots, les Horreurs se laissèrent choir, ne pouvant plus retenir une exaltation prodigieuse. Elles se relevèrent et entamèrent une danse païenne. C’est alors qu’apparut comme soulevé de terre par une force prodigieuse, le commandant Delgrès, le « brave et immortel Delgrès, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter les fers ».
D’Esnambuc poussa un cri de terreur, et s’enfuit avec toutes les Horreurs qui dévalèrent la falaise et se précipitèrent dans la mer.
Delgrès après avoir salué respectueusement les statues de Schoelcher, dévisagea avec inquiétude la jeune femme.
– J’étais originaire de cette terre de Martinique. Combien de jeunes fanatiques, avant toi, prétendaient se sacrifier pour les autres, et ont fini par tuer l’humanité ? Ta révolution sans amour ne me fait pas envie, Solitude ! Je croyais que tu étais la fille de Solitude que j’ai bien connue à Matouba. Après Schoelcher, qui vas-tu déboulonner ? Ignace et moi ?
– Non, Commandant Delgrès, s’écria Solitude. Comment osez-vous prononcer de telles absurdités ? Doutez-vous de la vénération des peuples martiniquais et guadeloupéens ? »
– Nous ne fûmes que des hommes, répliqua Delgrès. Aujourd’hui, sur le boulevard des héros dédié à deux combattants rebelles, que tu connais bien, entre les deux rond-points où se dressent leurs deux statues, surgit celle d’une femme dont les historiens peinent à préciser sa biographie.
Cette quasi-absence de données historiques n’a-t-elle pas précisément favorisé le processus de mythification ? C’est ce qu’on apprend dorénavant avec justesse aux écoliers guadeloupéens. J’ai lu avec plaisir les derniers documents pédagogiques.
S’agissant de nous deux, je te donne juste quelques pistes. Mon père était blanc créole. J’ai eu beaucoup d’esclaves à ma disposition quand j’étais jeune.
Et lis ce que dit André Larané, fondateur de la revue Hérodote. Louis Delgrès était-il esclave ? Non, il était affranchi. Son père était un planteur de la Martinique, et sa mère une esclave. Cela arrivait assez souvent à l’époque, contrairement à ce que l’on croit. Quand Richepance décide de son propre chef de restaurer l’esclavage, et mène une répression violente, n’hésitant pas à envoyer des chiens sauvages aux trousses des Noirs et métis, Louis Delgrès ne le supporte pas. Il va alors se rebeller, moins pour des principes raciaux que pour des valeurs républicaines.
Dans son manifeste, il parle des principes révolutionnaires de liberté et d’égalité, et ne s’apitoie pas trop sur le sort des hommes de couleur.
Sa vie permettrait peut-être d’amener les plus jeunes à ne pas voir les gens par rapport à la couleur de leur peau. Quelque part, on n’a pas vraiment progressé dans nos pays.
Je trouve qu’il a bien résumé ce que je fus. Je ne t’en dirai pas plus, c’est à toi de chercher.
Quant à Ignace, que j’ai bien connu également, tu ne peux pas m’ôter cette prétention, c’était également un mulâtre, natif de Capesterre, fils d’une négresse appelée Robertine, et d’un blanc. Il apparait donc dans son contrat de mariage comme mulâtre libre. Sa mère lui donne trois esclaves lors de son mariage.
Ignace et moi, sommes-nous toujours des héros à tes yeux ? ».
– Oh, oui, s’écria Solitude, avec une telle conviction, que Delgrès se mit à pleurer. Vous êtes plus que nos héros. Vous êtes nos flambeaux !
– Je te demanderai de ne pas arrêter d’être curieuse et de te projeter dans ce monde.
– Je vous le promets, affirma avec conviction, Solitude.- Connais-tu WEB DU BOIS, le plus grand historien, sociologue, militant pour les droits civiques, militant panafricain, éditorialiste et écrivain afro-américain, vénéré partout aux Etats-Unis ?
Le Civil Rigts Act de 1964, reprenant de nombreuses réformes, pour lesquelles Du Bois avait fait campagne toute sa vie, fut promulgué un an après sa mort.
Au début de son extraordinaire parcours, les textes de DUBOIS étaient souvent méprisants pour la classe inférieure, donc pour les noirs, avec des termes comme paresseux, ou peu fiable, mais à la différence d’autres spécialistes, il attribuait les nombreux problèmes sociétaux aux ravages de l’esclavage.
Cette classe inférieure était désignée comme « the submerged tenth ». Il a ainsi pu écrire « Nous sommes des nègres, membres d’une vaste race historique, qui a dormi depuis le premier jour de la création, mais est restée à moitié réveillée dans les sombres forêts de sa patrie africaine ».
On pourra toujours lui reprocher d’avoir affirmé « Il n’africaniserait pas l’Amérique car l’Amérique a trop à enseigner au monde et à l’Afrique », en oubliant que juste après il disait, « Il ne décolorerait pas son âme noire dans un déluge d’américanisme blanc car il sait que le sang nègre a un message pour le monde ».
Et pourtant cet homme fut un génie de la cause noire, je te l’assure. Nous avons tous notre part d’ombre et de lumière.
Les statues de Schoelcher applaudirent longuement Delgrès, qui s’enfonça à nouveau dans la terre, avant de disparaitre.
Schoelcher était une commune, située dans le département de la Martinique. Ses habitants étaient appelés les Schoelchérois et les Schoelchéroises. Cette ville universitaire était la quatrième commue la plus peuplée après Fort de France, Lamentin et le Robert.
Sur l’emplacement de l’ancienne commune, on a pu exhumer des débris de plâtre, qui semblent bien être des restes de statues. Les archéologues en auraient dénombré 19 997. L ’un d’entre eux aurait poussé ses recherches jusqu’à l’absurde, en prétendant qu’il s’agirait peut-être de la représentation symbolique du nombre d’habitants qui auraient peuplé cette ville, avant la survenue d’un cataclysme majeur qui leur paraissait inéluctable, car ils avaient attisé la colère des Dieux.
« Loué soit le cauchemar qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer ». Jorge Luis Borges
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