La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre du Moyen Âge, il faudra aller dans un musée d’Afrique
Propos de M. Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l’éducation à l’Assemblée Nationale, lors du débat sur le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal.
Nous sommes réunis ce soir pour examiner un projet de loi qui se veut rassembleur. Même si, vous l’aurez noté, ce texte ne comporte que deux articles, il renvoie à la volonté de la France de renforcer, de renouveler, de réinventer même, ses relations bilatérales avec les pays d’Afrique subsaharienne.
Pour y parvenir, elle a choisi le champ culturel. Il paraît essentiel de rappeler que ce projet de loi vient traduire la volonté du Président de la République exprimée le 28 novembre 2017, lors de son discours à l’université de Ouagadougou devant plusieurs centaines d’étudiants burkinabés, de s’adresser à la jeunesse – la jeunesse africaine, bien sûr, mais aussi la jeunesse de France, forte de sa diversité et de sa composante afro-descendante.
Dans son allocution, le Président demandait à ce que « les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». C’est une décision politique forte, assumée et nouvelle. Rappelons qu’une première demande de restitution formulée par la République du Bénin en 2016 avait essuyé un refus de la part de la France.
Le projet de loi qui nous réunit aujourd’hui concrétise cette volonté nouvelle en direction de deux pays : la République du Bénin, moyennant la restitution de vingt-six objets du royaume du Dahomey, qui forment le trésor de Béhanzin et sont actuellement conservés au Quai Branly ; la République du Sénégal, par la restitution du sabre dit d’El Hadj Omar Tall, exposé dans le cadre d’un prêt renouvelé au musée des civilisations noires de Dakar.
… Réécrire l’histoire est impossible, mais faire le choix d’en assumer les pages les plus sombres, les moins glorieuses, participe de cette volonté de repenser les relations à l’autre, et en particulier à des pays que l’on a opprimés dans le cadre de l’asymétrie du contexte colonial.
La restitution ne doit pas être vécue exclusivement comme un acte de réparation somme toute impossible. Elle doit plutôt être pensée comme une volonté de dialogue, une volonté de fonder « une relation nouvelle » avec l’Afrique occidentale.
La repentance, la contrition ne permettent pas le rebond. Toutefois, en restituant ces œuvres, nous poursuivons l’écriture de l’Histoire.
Cette restitution souhaitée par le Président de la République, c’est au fond une intention, celle d’assumer un passé, afin de pouvoir se projeter, en toute responsabilité, aux côtés de la jeunesse et des générations futures, dans un XXIe siècle dont les enjeux, replacés dans l’histoire de l’humanité, n’ont jamais été aussi globaux, aussi mondiaux…
Rapporteur au fond, j’ai tenu à prendre le temps de l’écoute, en organisant 20 auditions… (qui) nous ont permis de rencontrer un grand nombre de personnalités et d’institutions aux points de vue très variés : ambassadeurs de France et ambassadeurs des pays concernés en France, administrations centrales de la culture et des affaires étrangères, musées, collectionneurs et marchands d’art, fondateurs de musées privés en Afrique, administration béninoise, conservateur au Sénégal…
Si ce rapport – qui ne reflète pas la position officielle du Gouvernement français – a suscité des attentes du côté de ceux qui souhaitaient obtenir la restitution de pièces appartenant aux collections françaises, il a aussi beaucoup agité et inquiété les musées européens, qui se sont sentis remis en cause par la vision subjective du musée occidental qu’il propose, celui-ci étant qualifié péjorativement de « musée de l’autre ». Or, l’histoire de l’autre n’est-elle pas l’histoire de l’humanité à laquelle nous appartenons tous ?
… L’objectif de ce projet de loi consiste à reconnaître la légitime restitution de biens spoliés, de biens « mal acquis », tout en reconnaissant les démarches effectuées par les musées, qui consacrent toujours plus de temps à identifier, historiquement et scientifiquement, la provenance des œuvres…
Des auditions que nous avons effectuées, nous retenons que cette démarche n’est pas franco-française, mais bien partagée par les musées occidentaux des anciens États colonisateurs…
Non, il n’est pas permis de penser que toute œuvre arrivée d’Afrique durant la période coloniale a forcément été pillée. Par ailleurs, la volonté revendiquée par certains d’appliquer le renversement de la charge de la preuve, qui voudrait que chaque musée prouve qu’un objet conservé n’a pas été volé, spolié ou mal acquis, n’est pas entendable : elle est techniquement impossible pour l’ensemble des collections. Cela reviendrait en outre à faire peser la suspicion sur la majorité des œuvres d’art conservées…
Si l’opinion publique, dans sa majorité, penche en faveur des restitutions, elle est néanmoins peu consciente des enjeux complexes qui sous-tendent ce débat. Il est en effet légitime de penser que des biens culturels présentés comme arrachés à leurs propriétaires leur soient rendus. La réalité est autrement plus complexe et se heurte notamment à l’histoire culturelle et aux obstacles juridiques, dont celui de l’inaliénabilité qui cimente le droit français.
En effet, les collections publiques sont protégées par ce principe d’inaliénabilité, traduit dans la loi même s’il n’est pas inscrit dans la Constitution. C’est un principe qui protège nos collections publiques depuis la Révolution française…
Rappelons par ailleurs que la procédure de restitution suppose que l’État demandeur ait fait une demande à l’État français dans le cadre d’une démarche diplomatique. Le CRAN – Conseil représentatif des associations noires de France – a estimé lui-même lors des auditions, par la voix de son président, M. Vedeux, que les demandes de restitution devaient faire l’objet d’un travail préalable d’historiographie sérieux de la part des pays demandeurs.
Disons-le, ils sont aujourd’hui peu nombreux – je pense à l’Éthiopie, au Tchad, au Mali, à la Côte d’Ivoire et à Madagascar – et la réponse au cas par cas reste incontestablement la meilleure.
Pour autant, nous devons vraisemblablement nous attendre dans les prochaines années à un nombre croissant de demandes, et cette première main tendue en direction du Bénin et du Sénégal nous oblige, chers collègues, dans sa réussite. Elle oblige également les pays demandeurs dans la réussite de l’accueil, notamment au nom d’une jeunesse désireuse de nouer des liens avec un patrimoine bientôt accessible.
Au cours de nos auditions, la question a été posée du pourquoi d’une loi de circonstance et non d’une loi-cadre. Il est légitime de se poser la question, sachant qu’il pourrait y avoir d’autres demandes à l’avenir…
… Les prochaines restitutions, au cas par cas, doivent permettre de nous éclairer sur la définition de ces critères : ni trop stricts pour ne pas nous priver de certaines restitutions symboliques, ni trop larges pour ne pas compromettre la portée diplomatique et culturelle de ces restitutions. Dans tous les cas, elles doivent nous permettre de renforcer notre diplomatie culturelle à l’endroit des pays africains, en les aidant à mettre en valeur leur patrimoine grâce à l’expertise française en matière de musées, reconnue dans le monde entier.
Les modalités de coopération avec le Bénin au sujet du trésor de Béhanzin sont, à cet égard, exemplaires. Le président et le vice-président du comité de coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin, que nous avons reçus en audition, nous ont démontré leur volonté de se reposer sur les compétences muséales et patrimoniales françaises dans le cadre de l’ambitieux projet d’investissement « Bénin révélé », dans lequel figure la construction du musée de l’épopée des Amazones et des Rois du Dahomey sur le site actuel des palais royaux, musée destiné à accueillir les 26 pièces de la restitution qui nous occupe.
Il nous faut cheminer ensemble sur la ligne de crête qui relie les demandes légitimes des États africains et la dimension universaliste des musées occidentaux. C’est dans cette perspective que je citerai l’historien Pascal Ory, reprise par Emmanuel Pierrat dans son ouvrage, Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? : « Sans doute la solution la moins radicale – donc la moins absurde – passe-t-elle … par le principe de compromis.
Par exemple, certaines restitutions symboliques seraient de bonne politique humaniste, mais sans aucun système : l’obscurité ou l’ambiguïté des conditions d’acquisition suffiraient à circonscrire les cas. Un second principe pourrait s’apparenter à une sorte de coresponsabilité mémorielle. Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel (Léonard de Vinci est-il propriété de l’Italie ?), voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’Antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »
Vous l’aurez compris, chers collègues, je formule le vœu que nous nous retrouvions dans un vote le plus large possible, à l’instar de la commission des affaires étrangères et de la commission de l’éducation et de la culture, qui ont adopté ce texte à l’unanimité.
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