Société

La BBC enquête sur le scandale du Chlordécone

Crossing Continents est une émission de 28 minutes de la BBC Radio 4 qui a reçu de nombreuses récompenses : prix de l’Association de la presse étrangère; Prix ​​One World Media; Amnesty International Awards. Lundi 23 novembre, elle s’interesse au scandale du chlordécone aux Antilles.  Un reportage de Tim Whewell.

@ https://www.bbc.co.uk/programmes/b006qt55/episodes/downloads

 

« Nous avons d’abord été réduits en esclavage, puis nous avons été empoisonnés ». C’est ainsi que les martiniquaient résument l’histoire de leur île des Caraïbes françaises qui, pour les touristes, est synonyme de soleil, rhum et de plages bordées de palmiers. L’esclavage a été aboli en 1848. Mais aujourd’hui, les insulaires sont à nouveau victimes d’un pesticide toxique appelé chlordécone qui a empoisonné les sols et l’eau, provoquant des taux inhabituellement élevés de cancers de la prostate.

«Ils ne nous ont jamais renseignés sur sa dangerosité », soupire Ambroise Bertin, à propos du chlordécone, un produit chimique sous forme de poudre blanche que les ouvriers des plantations devaient mettre sous les bananiers, pour les protéger des insectes. « Les gens travaillaient avec car ils avaient besoin d’argent. Aucune indication sur ce qui était permis et ne l’était pas. C’est pour cela que beaucoup de gens sont empoisonnés. »

Ambroise a fait ce travail pendant de nombreuses années. Il a contracté un cancer de la prostate, une maladie plus répandue en Martinique et sa sœur, la Guadeloupe, que partout ailleurs dans le monde. Les scientifiques accusent le chlordécone, un polluant organique persistant lié au DDT. Son utilisation a été autorisée aux Antilles françaises longtemps après la découverte de ses effets nocifs.

«Ils nous disaient : ne mangez ni ne buvez pendant son épandage», se souvient Ambroise, aujourd’hui âgé de 70 ans. Mais c’est la seule recommandation que lui et d’autres travailleurs des plantations de bananes de la Martinique dans les années 70, 80 et au début des années 90 ont reçu sur son danger potentiel. Rares étaient ceux qui portaient des gants ou des masques. Aujourd’hui, beaucoup souffrent de cancer et d’autres maladies.

Le chlordécone est un perturbateur endocrinien, qui affecte les systèmes hormonaux. L’un des plus grands experts mondiaux, le professeur Luc Multigner, de l’Université de Rennes, affirme que des études épidémiologiques ont montré un risque accru de naissances prématurées et de perturbation du développement cérébral chez les enfants aux niveaux d’exposition auxquels les Martinique et en Guadeloupe sont confrontés consommation d’aliments. Sa conclusion : « Il existe suffisamment de données toxicologiques et expérimentales pour conclure que le chlordécone est cancérigène. »

Suite à une étude détaillée du Pr Multigner et de ses collègues menée en Guadeloupe en 2010, on estime que le chlordécone est responsable d’environ 5 à 10 % des cas de cancer de la prostate aux Antilles françaises, soit entre 50 à 100 nouveaux cas par an, sur une population de 800 000 habitants.

Le chlordécone reste dans le sol pendant des décennies, voire des siècles. Ainsi, plus de 20 ans après son abandon, une grande partie des terres de la Martinique reste impropre aux cultures vivrières, même s’il s’avère sans danger pour les bananes et les arbres fruitiers. Les rivières et les eaux côtières sont également contaminées, privant de travail de nombreux pêcheurs. On retrouve des traces de chlordécone dans le sang de 92% des Martiniquais.

«En menant une vie saine, peut-être reussirez-vous à limiter les effets du poison. Mais rien n’est moins sûr», déclare l’historienne Valy Edmond-Mariette, 31 ans. «Mes amis et moi nous nous questionnons : Faut-il faire des enfants? En sachant qu’en cas d’allaitement, ils auront peut-être du chlordécone dans le sang. Personne ne devrait se poser ce genre de question, c’est horrible.  »

La production de chlordécone a été arrêtée aux États-Unis – où il était commercialisé sous le nom de Kepone – dès 1975, après que des ouvriers de l’usine le produisant en Virginie se soient plaints de tremblements incontrôlables, de vision floue et de problèmes sexuels. En 1979, l’OMS a classé le pesticide comme potentiellement cancérigène. Mais en 1981, le gouvernement français a autorisé l’utilisation du chlordécone aux Antilles. Finalement interdit en 1990, les producteurs ont fait pression afin d’écouler leurs stocks jusqu’en 1993.

Pour de nombreux Martiniquais, le chlordécone évoque de douloureux souvenirs. «Beaucoup  parlent du chlordécone comme d’un nouveau type d’esclavage», dit Valy, dont les propres ancêtres ont été réduits en esclavage. Pendant deux siècles, jusqu’en 1848, la Martinique a été une colonie productrice de sucre. Certains des grands exploitants bananiers sont les descendants directs de ces exportateurs de sucre propriétaires d’esclaves, appartenant à une petite minorité blanche connue sous le nom de békés.

« C’est toujours le même groupe qui a une position dominante au pays », explique Guilaine Sabine, militante dans l’association Zero Chlordecone Zero Poison. Réclamant des tests sanguins gratuits pour toute l’île, les membres du groupe ont pris part à une vague de protestations au cours de l’année visant à attirer l’attention sur les entreprises qui, selon ses militants, ont profité de ces pesticides toxiques. Bien que les manifestations soient restées modestes et des manifestants reconnus coupables de violences, l’indignation est générale face à la lenteur de la réponse de l’état français devant la catastrophe du chlordécone.

Ce n’est qu’en 2018 – après plus de 10 ans d’activisme de la part des politiques franco-caribéens – que le président Emmanuel Macron a admis la responsabilité de l’État dans ce qu’il a appelé «un scandale environnemental». Il a déclaré que la France avait souffert de « cécité collective » sur cette question. Une loi créant un fonds d’indemnisation pour les travailleurs agricoles a été adoptée. Mais les indemnités tardent.

La Martinique fait partie intégrante de la France, mais l’un des députés de l’île, Serge Letchimy, affirme qu’il n’aurait jamais fallu autant d’années à l’État pour réagir s’il y avait eu une pollution de même ampleur en Bretagne, ou ailleurs en Europe. « Le problème est le traitement réservé aux territoires d’outre-mer. On ressent le mépris, l’éloignement, la condescendance, et le manque de respect. »

Le professeur Multigner affirme que les documents originaux d’autorisation du pesticide en 1981 ont disparu pour des raisons inconnues, entravant l’enquête. Mais le préfet Stanislas Cazelles, représentant de l’Etat, réfute toute idée de discrimination à l’encontre des insulaires : « La République est du côté des opprimés, des plus faibles ici, comme dans toute la France ».

L’État s’efforce de trouver des solutions pour décontaminer la terre – certains scientifiques pensent que le chlordécone peut potentiellement se biodégrader assez rapidement – et de s’assurer qu’il n’y ait aucune trace du pesticide dans la chaîne alimentaire. Le préfet espère que la commission indépendante qui jugera les demandes d’indemnisation se prononcera en faveur des anciens ouvriers agricoles qui se disent victimes du pesticide.

Ambroise, au contact avec le chlordécone pendant tant d’années, a été traité pour un cancer en 2015, mais souffre toujours d’une maladie thyroïdienne et d’autres problèmes peut être liés aux effets du chlordécone sur le système hormonal. L’historienne Valy a eu un cancer du sang alors qu’elle n’avait que 25 ans. Son médecin ne pense pas qu’il soit dû au chlordécone. Mais pour Valy, personne ne peut l’affirmer.

S’inquiéter des effets du pesticide, dit-elle, peut être épuisant. «Mais au final, tu ne peux pas tout contrôler. Tu dois admettre que dans une certaine mesure, tu es empoisonné, alors il vaut mieux faire avec ».


Lundi 23 Novembre à 20:30 (heure anglaise)  « Martinique : The poisoning of paradise » sur la BBC Radio 4.

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