De la difficulté d’être chercheur natif en territoire ultra-marin : vue de Guyane
Isabelle Hidair-Krivsky est anthropologue, maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l’ Université de Guyane. Cet article a été publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017 dans The Conversation France. Extraits.
Être chercheur et natif dans une société dont l’histoire est liée à la colonisation européenne et à la Traite négrière place le chercheur au cœur d’interactions sociales complexes.
En effet, dans ces sociétés, le type physique étant prépondérant dans la discrimination, le chercheur devient à la fois observateur et partie prenante puisqu’il est lui-même porteur du préjugé de couleur.
En Guyane, département français d’Amérique du Sud…, le fait d’être « natif » a une connotation toute particulière lors des interactions. «Endogènes» et «Exogènes» s’affrontent sur le terrain symboliquement… mais aussi statistiquement car la réalité fait que les natifs sont minoritaires dans le pays dans lequel ils sont nés.
Chaque vague migratoire, organisée par l’État (Européens, esclaves africains, Chinois, Libanais, Indiens, Hmong) ou spontanée (Brésiliens, Surinamais, Haïtiens, Sainte-Luciens) a contribué à façonner cette société. Ainsi, la division ethnique des activités professionnelles (…) est également palpable en Guyane. Or, cette diversité est marginalisée dans les programmes scolaires français.
À l’école, de nombreuses générations de Guyanais (…) ont appris sans sourciller que leurs ancêtres étaient Gaulois et, lorsque les leçons concernaient la Guyane, les idéologies transmises étaient évolutionnistes.
… On peut relever dans les manuels scolaires quatre stéréotypes récurrents sur les départements, régions et collectivités d’outre-mer : « Les DROM-COM sont un héritage du passé colonial de la France » : notons que le vocabulaire employé ôte l’aspect dramatique de la colonisation et de la Traite…
… En Guyane, 169 ans après l’abolition de l’esclavage, l’ordre socio-racial n’a pas été modifié. Les phénotypes entrent en compte dans la classification socio-économique des individus au sein d’une société où la blancheur de la peau est une valeur sociale.
Deux idéologies rythment les interactions : l’assimilation et les racines. Par assimilation nous entendons l’intériorisation des valeurs de la culture française chrétienne véhiculées par les programmes scolaires (…). Par racines, nous faisons référence aux courants afro-centristes ou encore à celui de l’Abya Yala qui inspirent les Guyanais….
Ces idéologies engendrent une discrimination latente, mais croissante, qui crée des frustrations : dénonciation des injustices, tensions dans les établissements scolaires, sentiment d’insécurité généralisé. Elles rythment les interactions socio-culturelles, et ce, y compris dans le monde universitaire qui ne s’est pas affranchi des valeurs issues de l’histoire socio-raciale car les préjugés sont encore bien vivaces.
Dans ce contexte, enquêter et enseigner est difficile puisque les idées reçues sont ancrées dans l’imaginaire collectif. Elles peuvent créer de l’exclusion ou bien favoriser l’ascension sociale…
Lors des recrutements des enseignants-chercheurs ou des comités de suivi de thèse, il est courant d’entendre parmi les membres du jury – à propos du chercheur natif – la mise en doute de son « objectivité ».
Dans la communauté scientifique en Guyane, l’idée reçue qui considère que «la neutralité» n’est pas une qualité dominante des chercheurs endogènes, est très répandue. Ils sont d’ailleurs très souvent accusés, comme le fait D., ingénieur de recherche exogène, d’être « immatures » et « d’instrumentaliser les résultats de leurs travaux à des fins politiques ».
Sur ce point, l’anthropologue brésilien Otavio Velho – spécialiste des questions liées aux constructions identitaires – met en évidence que la distance géographique parcourue n’est pas une garantie d’objectivité…
En Guyane, l’allochtonie, souvent associée à la couleur blanche du chercheur, serait synonyme d’autorité, de neutralité, voire d’invisibilité. Mais pourquoi posséderait-il ce don ?
À ce propos, les travaux des psychologues Andrea Dottolo et Abigail Stewart montrent que le point commun des identités blanches est exactement de ne pas se penser comme telles…
Contrairement aux autres groupes socio-culturels présents en Guyane, les «Blancs» ont le luxe de ne pas se percevoir et se représenter en termes raciaux.
La chercheuse Horia Kebabza définit la «blanchité» par l’avantage de n’être pas «catégorisé». Ainsi, toute la population guyanaise serait catégorisable hormis les «Blancs» qui ne se considèrent pas comme « ethnie », « migrants », « groupe socioculturel » et se placent d’office « en dehors » des interactions socio-raciales.
Leur identité est celle d’expatriés issus d’une société tolérante. L’idée que le racisme concernerait la France est perçue comme une provocation, voire une hérésie, pourtant de nombreuses études démontrent que c’est un sujet d’actualité.
La position du chercheur natif est doublement inconfortable.
D’une part, face aux « exogènes », il est sans cesse contraint de justifier l’authenticité de ses diplômes et le sérieux de sa méthodologie de recherche. Notons aussi le fait qu’un exogène qui souhaite travailler sur un même pied d’égalité avec un endogène « peut être considéré comme une trahison », confie C., chercheur exogène, mars 2017.
D’autre part, au sein du groupe endogène, la rareté des experts favorise l’individualisme. En effet, tout nouvel arrivant est perçu comme une menace du monopole des prédécesseurs qui veulent rester les « seuls et uniques experts-natifs » dans leur discipline.
Sur ce point, le spécialiste du management Roger Mucchielli montre qu’au sein des groupes dans lesquels l’excès de compétition est développé, pour des questions de statut, les problèmes interpersonnels sont accentués au détriment de l’unité d’action. Tout apport positif d’un membre provoque un effet déprimant car cela renvoie aux autres l’image de leur échec dans ce contexte compétitif.
Ainsi, les chercheurs en sciences humaines, natifs ou non, n’échappent pas aux rapports subjectifs entretenus lors d’interactions complexes dans un contexte concurrentiel exacerbé.
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