Conde : « Un colonisé ne peut jamais être entièrement libéré du pays colonisateur »
Prix Nobel alternatif en 2018, elle est aujourd’hui l’une des grandes voix des lettres françaises. Chez elle en Provence, elle raconte sa vie d’aventures et son dernier roman traduit en Espagne, Desirada. Des extraits d’un article de Marc Bassets pour le quotidien El Pais du 15 janvier 2021 « Francia sigue siendo racista e intolerante”.
« Maintenant que je suis agée, la vie est plus facile. Je n’ai pas de problème d’argent. Mes enfants sont adultes. Jusque-là pour moi, vivre c’était être un peu malheureuse et tirer le diable par la queue tout le temps », dit-elle assise dans un confortable fauteuil dans sa ferme à la périphérie de Gordes, ville perchée dans les montagnes du Luberon dans la Provence française.
Malgré la reconnaissance officielle avec le prix Nobel alternatif, elle reste une inconnue pour le public français.
«Je pense que le fait d’avoir toujours revendiqué l’indépendance de la Guadaloupe et d’avoir appartenu à l’UPLG Union pour la libération de la Guadaloupe m’a un peu deservi», assure-t-elle… En lui remettant l’Ordre du Mérite, Macron a tenté une plaisanterie : « Comment le chef de l’Etat que je suis peut-il honorer une femme dont le rêve est de présenter un jour son passeport guadeloupéen à l’aéroport de Roissy? Je n’ai pas résolu ce paradoxe, et vous non plus »…
«Ma langue d’écriture est peut-être le français, mais il y a de l’anglais dedans et des sonorités que j’invente moi-même». « Comme le disait Édouard Glissant, j’écris en présence de toutes les langues du monde. »
… Le monde de Condé est instable, entre différents continents et cultures : « Je cherchais quelque chose et cela m’a amené à voyager. Je ne l’ai jamais trouvé.
– Que cherchiez-vous ?
– Moi-même. Et je pense que je ne me suis pas complètement découverte. Il est complexe de se connaître et de savoir qui on est. Cela m’a pris toute une vie ».
«Mes parents ont subi l’influence des préjugés coloniaux, mais ils ne l’ont pas réalisé. Ils voulaient montrer que les noirs comme eux pouvaient bien se comporter et donner l’exemple… La France était profondément raciste, les enfants français refusaient de s’asseoir à côté des noirs dans le métro. Les parents faisaient des commentaires sur cette fille noire toute mignonne. Là, j’ai réalisé que je n’étais pas comme les Français. Avant, je ne savais pas qui j’étais. Je l’ai découvert à Paris »…
Dans La vie sans fards, elle écrit qu’en Afrique « on ne l’a jamais considérée comme une fille, tout au plus une cousine éloignée ». Rejetée, considérée comme une étrangère, elle se demande si l’Afrique pourrait être pour elle ce qu’Odette de Crécy représente pour Charles Swann dans À la recherche du temps perdu de Proust, un amour obsessionnel mais finalement banal, et dont, des années plus tard il dira: « Et de penser que j’ai gaspillé les meilleures années de ma vie, que j’ai souhaité la mort et que j’ai ressenti le plus grand amour, et tout cela pour une femme que je n’aimais pas, qui n’était même pas mon type ! »
Condé ne va pas aussi loin. «C’était dur, mais cela m’a permis de devenir la femme que je suis, assez forte et consciente des différences, et capable de les accepter, fière d’être quelqu’un d’autre que le modèle qu’ils voulaient m’imposer», déclare-t-elle.
« J’ai découvert qu’une partie de moi était africaine. Les femmes africaines m’ont beaucoup appris : fortes, belles, résilientes ». En revanche, « dans l’environnement dans lequel je vivais, les hommes n’étaient pas vraiment des piliers solides sur lesquels s’appuyer», déplore-t-elle.
Condé appartient à la catégorie des écrivains qui vivent d’abord, puis qui écrivent; d’abord souffrir et ensuite créer. L’Afrique lui fournira le premier matériau qui nourrira ses fictions et récits de son premier roman, Hérémakhonon en 1976, jusqu’au dernier, Le fabuleux et triste destin d’Ivan et d’Ivana , paru en 2017…. «Il faut de l’audace pour écrire. Qui peut raconter ses histoires et penser que les gens seront intéressés? », Se demande-t-elle.
«J’ai commencé à écrire à 40 ans. Avant je ne pouvais pas avec quatre enfants à élever. C’est en rencontrant mon deuxième mari que j’ai trouvé un calme et un équilibre. Comme le dit Sartre : «Entre vivre ou écrire, il faut choisir».
Il y a des mots qu’une auteure comme Maryse Condé, née en outre-mer, ayant grandi à Paris dans les années 50, en Afrique dans les années 60, porte tout au long de sa vie. L’un de ces mots est la négritude, le courant littéraire promu par des poètes comme le martiniquais Aimé Césaire ou le sénégalais Léopold Sédar Senghor. Longtemps, Condé a été mal à l’aise avec ce concept. Plus maintenant.
«Je pense que Césaire croyait que les Noirs, en raison de leurs origines communes, étaient frères. Ce n’est pas ce que j’ai vécu. Cela peut être considéré comme une doctrine un peu naïve mais cela ne me paraît pas si grave ».
L’auteur de La Desirada a toujours évolué entre différentes traditions et continents. Elle a pratiqué toute sa vie ce qu’elle appelle le «cannibalisme littéraire», inspiré de la théorie du Brésilien Oswald de Andrade. «Un colonisé ne peut jamais être entièrement libéré du pays colonisateur : j’aime, par exemple, la musique classique», affirme-t-elle.
« Nous ingérons ce que nous pensons être le meilleur des autres et nous essayons de l’intégrer. » Et pourtant, son monde a un ancrage solide : le département français de la Guadeloupe.
« Je ne pense pas que la Guadeloupe soit un jour indépendante », déclare Condé, bien qu’elle se déclare indépendantiste. «Il n’y a pas de pays indépendants. Regardez : nous sommes malades d’un virus qui, semble-t-il, est né en Chine. Le monde est interdépendant. L’indépendance est un mythe. Je mourrai comme quelqu’un qui croit en ce mythe, mais qui reconnaît qu’elle a peut-être rêvé ».
1 Comment
MARYSE CONDE ou l’art de nous dire les choses sans fards …
Avec « son air de pas y toucher » Maryse Condé nous en fait décidément voir de toutes les couleurs. « Indépendantiste » voici qu’elle nous dit ne pas croire que la Guadeloupe sera jamais indépendante, et elle s’en explique … En d’autres temps, cette vérité simple aurait conduit « le contre-révolutionnaire » droit à l’échafaud ou au peloton d’exécution. Elle le sait pourtant, mais peu lui en chaut.
Elle, seule peut parler de façon aussi déconcertante de la naïveté de Césaire qui croyait que les Noirs étaient tous frères. Maryse Condé a bien compris d’expérience, au cours de ses pérégrinations en Afrique, que ce n’était pas la réalité du monde.
Mais tout de même, quel toupet de prendre au soir de sa vie le risque de nous dire des vérités aussi désagréables à entendre, de nous mettre le nez dans cet inconfort qu’elle a elle-même vécu. A certains moments on croirait entendre celui qui longtemps désespéra la critique littéraire et le tiers-monde, le Trinidadien V.S. Naipaul.
A l’âge de Maryse Condé, on pense à lisser son image d’écrivain pour traverser au moins le siècle à venir. Et on répète à qui mieux mieux : qu’on ne s’est pas trompé, que le combat continue, que la relève est maintenant assurée …
Après çà, on verra bien s’il existe, ne serait-ce qu’en Guadeloupe, un fou pour la démentir.