« Ce qui m’a le plus choqué, c’est de constater à quel point les choses ne sont pas compliquées »
L’écrivain américain Ta-Nehisi Coates, correspondant au The Atlantic, a reçu le prix Hillman en 2012, le George Polk Award en 2014 et le National Book Award en 2015. L’auteur d’une « Colère noire : lettre à mon fils » a aussi signé le scénario de Black Panther pour Marvel.
Dans une interview, il raconte son voyage en Palestine et en Israël et appelle la communauté internationale à rechercher une solution politique juste dans cette région de monde. Extraits.
« J’ai passé dix jours en Palestine, dans les territoires occupés et en Israël… Je pense que ce qui m’a le plus choqué, c’est que dans tous les articles, reportages, ou autres que j’ai lus sur le conflit Israëlo-palestinien, il y a un mot qui revient, c’est le terme « complexité », ainsi que son adjectif étroitement lié, « compliqué ». Ainsi, malgré mon sceptime à l’égard du gouvernement israélien, je m’attendais à trouver une situation où il était difficile de discerner le bien du mal, de comprendre ce conflit. Et ce qui est peut-être le plus choquant, c’est que j’ai immédiatement compris ce qui se passait là-bas.
Le meilleur exemple est probablement celui de mon deuxième jour à Hébron. Nous sortions de Jérusalem-Est en voiture pour aller en Cisjordanie… Je me suis brutalement rendu compte que je me trouvais dans une région du monde où certaines personnes pouvaient voter et d’autres non. Et cela m’était évidemment très, très familier. Arrivé à Hébron, notre guide palestinien nous a fait visiter la ville. A un carrefour, il nous a dit : « Je ne peux pas me rendre dans cette rue. Si vous voulez continuer, vous devrez le faire sans moi. » J’étais choqué.
Nous avons visité un marché. Hébron est très, très pauvre. Elle ne l’a pas toujours été. J’ai été arrêté à un poste de contrôle. Il y en a dans toute la ville. Votre liberté de déplacement est totalement entravée, tout comme celle des Palestiniens.
Un soldat israélien, probablement de l’âge de mon fils, m’a questionné sur ma religion. Je lui ai répondu que je n’en avais pas. A son ton, il m’est apparu clairement que si je ne professais pas ma religion, la bonne, je n’aurais pas le droit de circuler. Il m’a donc dit : « Quelle était la religion de vos parents ? » J’ai répondu qu’ils n’étaient pas très religieux non plus. « Et la religion de vos grands-parents ? » « Ma grand-mère était chrétienne. » Il m’a laissé passer.
J’ai alors compris très clairement ce qui se passait là-bas. Et je dois dire que c’était assez familier. Une fois de plus, je me trouvais dans un territoire où la mobilité est entravée, où le droit de vote est entravé, où le droit à l’eau est entravé, où le droit au logement est entravé. Et tout cela sur la base de l’appartenance ethnique. Et cela m’a semblé extrêmement, extrêmement familier.
Ce qui m’a le plus choqué lors de mon séjour là-bas, c’est de constater à quel point les choses ne sont pas compliquées. Je ne dis pas que les détails ne sont pas compliqués. L’histoire est toujours complexe… Mais la façon dont les médias occidentaux en rendent compte donne l’impression qu’il faut un doctorat en études moyen-orientales pour comprendre la moralité fondamentale qui consiste à maintenir un peuple privé des droits fondamentaux, y compris le droit que nous chérissons le plus, le droit de vote, et à déclarer ensuite que cet État est une démocratie. Ce n’est pas si difficile à comprendre. C’est en fait assez familier pour ceux d’entre nous qui connaissent l’histoire afro-américaine.
… Martin Luther King a consacré sa vie à la lutte contre la ségrégation. La société dans laquelle il vivait était marquée par la ségrégation. Les territoires occupés sont ségrégués. Ce n’est pas difficile à comprendre. Il y a des panneaux pour indiquer où vous pouvez aller, des plaques d’immatriculation différentes interdisant à certains de rouler. Les autorités vous diront qu’il s’agit d’une mesure de sécurité. Mais si vous revenez à l’histoire de Jim Crow, elles vous diraient exactement la même chose. Les gens ont toujours de bonnes raisons, autres que « je vous déteste/je ne vous aime pas », pour justifier leur droit d’imposer un régime oppressif…
… C’est vraiment une question personnelle, car j’ai grandi à une époque et dans un lieu où je ne comprenais pas vraiment l’éthique de la non-violence. Et par « éthique », j’entends la notion de violence elle-même corruptrice, corrompant l’âme…
Si je veux vraiment être honnête avec vous, même si ma relation avec le peuple palestinien me paraissait claire, il était également évident que j’avais un lien avec le peuple israélien. Et ce n’était pas une relation que j’assumais pleinement, parce que je comprends la rage dans la lutte contre l’oppression, la colère, le sentiment d’humiliation que l’on ressent lorsque des personnes vous soumettent à une oppression multiple, à un génocide, et que les gens détournent le regard.
Je suis le descendant de 250 années d’esclavage. Je viens d’un peuple où la violence et le viol sont inscrits dans nos chairs, dans notre ADN. Et je comprends que lorsque vous avez l’impression que le monde vous a tourné le dos, vous pouvez alors tourner le dos à l’éthique du monde. Mais j’ai aussi compris à quel point ce sentiment peut être corrupteur…
J’entends toujours ce terme répété à l’envi : « le droit à l’autodéfense ». Qu’en est-il du droit à la dignité ? Qu’en est-il du droit à la moralité ? Qu’en est-il du droit de dormir la nuit ? Parce que ce que je sais, c’est que si j’étais complice – et je le suis – de bombardements d’enfants, de bombardements de camps de réfugiés, peu importe qui s’y trouve, j’aurais du mal à dormir la nuit. Et je m’inquiète pour l’âme des gens qui peuvent faire cela et qui peuvent dormir la nuit…
J’ai passé cinq jours en Palestine, puis cinq autres jours avec un groupe de Juifs israéliens. Evidemment, je n’étais pas encore allé là-bas, mais j’avais le sentiment que ce que j’allais voir n’allait pas être génial. Et je sais que, premièrement, en raison de mon éducation, et deuxièmement, en raison de ma vocation de journaliste, vous ne pouvez pas contempler le mal et revenir ensuite sans en parler. La ségrégation est un mal. Il n’est tout simplement pas possible pour moi, en tant qu’Afro-Américain, de revenir et de me tenir devant vous, d’être témoin de la ségrégation et de ne rien dire à ce sujet.
L’une des choses les plus difficiles a été de revenir et de lire la rhétorique de certains hommes politiques afro-américains qui défendent ce régime. Je n’arrivais pas à comprendre. Je voulais savoir s’ils étaient allés à Hébron. Je voulais savoir s’ils étaient allés à Masafer Yatta, à Shusha, à Tubas. Avaient-ils vraiment vu ce qui se passe ici ? Je ne sais pas comment quelqu’un qui se dit de la lignée de nos ancêtres dans leur lutte contre Jim Crow, contre la ségrégation, pourrait voir le largage de bombes, 9 000 personnes mortes, dont un nombre inconcevable d’enfants, et être en accord avec cela. Je ne comprends pas.
… Par rapport à la misère que j’ai vue, aux promesses que j’ai faites aux Palestiniens qui m’ont accueilli chez eux, aux Juifs israéliens qui m’ont accueilli chez eux, aux survivants de l’Holocauste qui m’ont accueilli chez eux, pour mes propres ancêtres, Frederick Douglass, Ida B. Wells, qui ont certainement affronté des choses beaucoup plus périlleuses que d’aller quelque part, de revenir et de dire aux gens ce qu’ils ont vu, c’est le minimum… Que des gens essaient de vous empêcher de parler n’est pas une excuse pour que vous ne le fassiez pas. Il en a toujours été ainsi pour les écrivains et les journalistes noirs. C’est notre tradition…
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