Tous s’inquiètent des Noirs… parce qu’ils ne sont pas blancs et donc «bons», mais pauvres et donc «mauvais»
Jorge Majfud, écrivain uruguayen-américain de renom, est professeur de littérature latino-américaine et d’études internationales à l’université de Jacksonville, aux États-Unis. Des extraits de son article : « Le racisme n’a pas besoin de racistes » publié dans le Courrier de l’UNESCO.
… L’autre jour, mes étudiants discutaient de la caravane des 5 000 ressortissants d’Amérique centrale en marche vers la frontière des États-Unis, fuyant la violence de leurs pays. Le président D. Trump avait ordonné la fermeture des frontières, qualifiant d’«envahisseurs» ces immigrants pauvres en quête d’asile. Il s’indignait dans un tweet du 29 octobre 2018 : « C’est une invasion de notre pays et notre armée vous attend ! » L’envoi de militaires aux frontières a coûté aux États-Unis la bagatelle de 200 millions de dollars.
Un des étudiants ayant insisté pour que je donne mon avis, j’ai attaqué par le côté le plus controversé : ce pays, les États-Unis, est fondé sur la peur d’une invasion, et une poignée de personnes ont toujours su exploiter cette faiblesse, avec des conséquences tragiques. Peut-être cette paranoïa est-elle née lors de l’invasion anglaise de 1812, mais l’histoire nous dit pourtant que le territoire américain est toujours resté inviolé… En revanche, le pays s’est spécialisé dans l’invasion depuis sa fondation : conquête des terres indiennes, puis de la moitié du territoire mexicain depuis le Texas, pour rétablir l’esclavage, jusqu’en Californie ; intervention directe dans les affaires intérieures de l’Amérique latine, en réprimant les mouvements populaires et en appuyant des dictatures sanglantes, tout cela au nom de la défense et de la sécurité. Avec, toujours, des conséquences tragiques.
Par conséquent, l’idée que quelques milliers de marcheurs pauvres vont envahir le pays le plus puissant du monde n’est qu’une plaisanterie de mauvais goût…
Dans le courant de la conversation, j’ai mentionné, en passant, qu’outre une paranoïa injustifiée, ce débat contenait une composante raciale.
« You don’t need to be a racist to defend the borders », a rétorqué un étudiant. Certes, ai-je répondu. Nul besoin d’être raciste pour défendre les frontières ou les lois. À première vue, l’énoncé semble irréfutable. Mais si on considère l’histoire et le contexte actuel au sens large, un schéma ouvertement raciste saute aussitôt aux yeux.
À la fin du XIXe siècle, le romancier français Anatole France écrivit : « La loi, dans un grand souci d’égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Nul besoin d’être élitiste pour défendre une culture de classe. Nul besoin d’être sexiste pour reproduire le sexisme le plus abject. La plupart du temps, il suffit de perpétuer, sans aucun sens critique, certaines pratiques culturelles, ou de défendre une loi quelconque…
Le « problème des Noirs »
En sortant victorieux de la guerre de Sécession (1861-1865), le président Abraham Lincoln a mis fin à une dictature centenaire qu’on continue d’appeler « démocratie ». Au XVIIIe siècle, les esclaves noirs représentaient plus de la moitié de la population dans des États comme la Caroline du Sud, mais ils n’étaient pas considérés comme des citoyens américains, ni comme des êtres humains pouvant jouir d’un minimum de droits. Bien avant Lincoln, des racistes et des antiracistes ont proposé de résoudre le « problème des Noirs » en les « renvoyant » en Haïti ou en Afrique, où beaucoup d’entre eux ont fini par fonder le Libéria… Les Anglais ont procédé de la même façon pour « nettoyer » l’Angleterre de ses Noirs. Or sous Lincoln, les Noirs sont devenus des citoyens, et une façon de les réduire à une minorité a été non seulement de les empêcher d’aller voter (par exemple en leur imposant une taxe), mais aussi d’ouvrir les frontières à l’immigration.
La Statue de la Liberté, don des Français à l’occasion du centenaire de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776, continue de proclamer de ses lèvres closes : « Donne-moi tes pauvres, tes exténués, tes masses innombrables aspirant à vivre libres… » En effet, les États-Unis ont accueilli des vagues d’immigrants pauvres. Bien entendu, des pauvres blancs, dans leur écrasante majorité. Beaucoup se sont opposés à l’arrivée des Italiens et des Irlandais parce qu’ils étaient roux et catholiques. Mais ils valaient quand même mieux que les Noirs. Les Noirs ne pouvaient pas émigrer d’Afrique, non seulement parce qu’ils étaient plus éloignés des côtes américaines que les Européens, mais surtout parce qu’ils étaient bien plus pauvres que ces derniers et qu’il n’y avait quasiment pas de voies maritimes les reliant à New York. Les Chinois étaient mieux placés pour atteindre la côte ouest, et c’est sans doute pour cette raison qu’une loi a été votée en 1882, pour leur interdire l’entrée du simple fait qu’ils étaient Chinois.
C’est ainsi, selon moi, qu’on a, avec beaucoup de subtilité et d’efficacité, remodelé la démographie, autrement dit la composition politique, sociale et raciale des États-Unis. La nervosité provoquée actuellement par une modification de ces proportions ne fait que suivre la même logique…
Nul besoin d’être raciste…
Bien sûr, si vous êtes un homme de bien et que vous êtes favorable à ce que les lois s’appliquent comme prévu, ce n’est pas cela qui fait de vous un raciste. Nul besoin d’être raciste quand les lois et la culture le sont déjà. Aux États-Unis, personne ne proteste contre les immigrants canadiens ou européens. C’est la même chose en Europe… Mais tous s’inquiètent des Noirs… du Sud. Parce qu’ils ne sont pas blancs, et donc « bons », mais pauvres, et donc « mauvais ». Il y a actuellement près d’un demi-million d’immigrants européens illégaux aux États-Unis. Personne n’en parle, comme personne ne mentionne le million d’Américains vivant au Mexique, pour la plupart illégalement.
L’excuse du communisme n’ayant plus cours, il ne nous reste plus que les excuses raciales et culturelles d’avant la Guerre froide. Dans tout travailleur à la peau sombre, on voit un criminel, non une possibilité de développement mutuel. Les lois sur l’immigration sont prises de panique à la vue de travailleurs pauvres.
C’est vrai, nul besoin d’être raciste pour défendre les lois et exiger le renforcement des frontières. Nul besoin d’être raciste pour reproduire et consolider le vieux modèle raciste et de classe, tout en ayant la bouche pleine de compassion et de défense de la liberté et de la dignité humaine.
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