Culture

Quand la communauté ripe sur la négritude

Maryse Condé est-elle morte ? NON, NON, NON !!! Mille fois NON !!! Une mauvaise compréhension de lecture, la non maîtrise des règles de ponctuation, le non déchiffrage du chapeau de l’article l’ont condamnée, créant le buzz. On pourrait s’étonner sur cette manie d’envoyer des RIP à la cantonade sur les réseaux sociaux et pas à la famille du défunt (ou présumé), mais ce qu’il y a de sûr, c’est que la connaissance de certains lecteurs du concept de la négritude est proche du zéro, en imaginant que Maryse Condé puisse en être l’incarnation. Pour les curieux (et ils semblent peu nombreux), Tirthankar Chanda, l’auteur de l’interview de Maryse Condé, en proposait sa définition en 2013 pour RFI.

« Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il saute sur sa proie », disait Wole Soyinka en se moquant des poètes de la Négritude. Concept controversé, accusé de promouvoir le racisme anti-raciste, cette réflexion sur « l’être-dans-le-monde-noir » a toutefois été une pensée féconde, à l’origine d’une riche production littéraire et artistique qui a changé le regard que nous portons sur le continent noir. La Négritude a aussi été une idéologie de libération politique.

Le Martiniquais Aimé Césaire est, avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon-Gontron Damas, l’un des pères fondateurs de la Négritude, qui fut un mouvement de libération culturelle et politique de l’homme noir. Selon Senghor, c’est Césaire qui aurait inventé le mot et le concept, dans les pages d’une revue estudiantine (L’Etudiant noir) publiée dans le quartier latin par une poignée d’étudiants antillais et africains exilés à Paris, dans la période de l’entre-deux guerres. Pour Césaire qui avait pris ses distances par rapport à une Négritude institutionnalisée dans les Etats post-coloniaux, c’était une invention collective.

Quelle que soit sa genèse, collective ou produit d’une réflexion individuelle, rarement un néologisme a fait autant sens. La formule est dérivée du vocable « nègre » que ses inventeurs ont vidé de ses connotations injurieuses pour en faire le porte-drapeau de leur affirmation identitaire. « Insulté, asservi, il (le Noir) se redresse, il ramasse le mot de nègre qu’on lui a jeté comme une pierre », écrira Jean-Paul Sartre qui fut, on s’en souvient, l’un des premiers à célébrer le phénomène de la Négritude dans son célèbre essai intitulé L’Orphée noir.

Une rencontre fondamentale

Les débuts de la Négritude se situent dans les années 1930. Le trio Senghor, Césaire et Damas sont alors étudiants à Paris. Césaire qui a débarqué dans la capitale française en septembre 1931, le baccalauréat en poche, avait connu Damas au lycée Victor Schoelcher à la Martinique, mais c’est à Paris qu’il fit la connaissance de Senghor, son aîné de sept ans. Ce dernier avait terminé ses études au lycée Louis-le-Grand, alors que le Martiniquais venait de s’y inscrire en hypokhâgne. Leur rencontre aurait eu lieu sur le trottoir de la rue Saint-Jacques et, depuis, ils ne se sont jamais vraiment quittés. Le récit de la première rencontre de ces deux futurs géants des lettres noires et du compagnonnage intellectuel qui s’en est suivi, fait partie de la légende de la francophonie.

Ce fut une rencontre fondamentale surtout pour Césaire car, comme celui-ci l’a écrit, « en découvrant Senghor, j’ai découvert l’Afrique ». L’Afrique que le Martiniquais ne connaissait pas, mais qui l’obsédait à un très haut point car c’était le continent d’où ses ancêtres capturés par les négriers étaient partis. Le duo, qui se fréquentait assidûment, partageait aussi des interrogations concernant leur statut de l’homme noir dans un monde dominé par l’Occident. Qui sommes-nous ? Européens ? Africains ? Peut-on être Africain et universel ?

Pour saisir l’acuité de ces questionnements, il faut écouter Senghor qui a décrit très précisément les conditions dans lesquelles le mouvement de la Négritude est né : « Nous étions alors plongés avec quelques autres étudiants noirs dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs ! Et encore… Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre Négritude. »

Une épiphanie poétique

La réponse à leurs interrogations est venue de leurs lectures, souvent communes, d’Hegel, de Marx, mais aussi des écrits des nouveaux ethnologues français – Léon Frobenius, Maurice Delafosse, Théodore Monod – qui avaient pris le contre-pied de leurs prédécesseurs pour rappeler que les Africains n’étaient pas tombés d’un arbre avant-hier et que le continent était « littéralement pourri de vestiges préhistoriques » ! Les empires qui avaient prospéré dans les déserts et les savanes du continent noir attestaient de l’entrée de l’Afrique dans l’Histoire depuis belle lurette. Cette réhabilitation du passé pré-colonial allait à l’encontre du projet colonial fondé sur l’ambition de porter les valeurs de la culture et de la civilisation à des peuples réputés « sauvages » et « moralement inférieurs » ! Elle justifiait surtout le refus de l’assimilation par l’élite noire.

Celle-ci s’inspirait du combat que menaient outre-Atlantique les Américains noirs. Senghor comme Césaire se nourrissaient des œuvres des écrivains négro-américains (W.E.B. Du Bois, l’auteur des Ames noires, paru en 1903, Langston Hughes, Claude Mac Kay, pour n’en citer que ceux-là), qui étaient, selon eux, les véritables inventeurs de la Négritude. C’est en effet dans les rues de Harlem, au début du siècle dernier, sous l’influence des artistes, des musiciens, des poètes et des théoriciens, que la prise de conscience d’une personnalité noire s’est cristallisée pour la première fois. Les auteurs de ce qu’on a appelé la « Harlem Renaissance » étaient eux aussi mus par une quête spirituelle, celle de leurs origines, et par le besoin d’affirmer leur singularité civilisationnelle trop longtemps piétinée par l’idéologie européocentriste dominante. Leurs poèmes, essais ou nouvelles étaient traduits dans les pages de la Revue du monde noir autour de laquelle gravitaient dans les années 1930 la plupart des intellectuels africains et antillais de Paris.

Senghor et Césaire fréquentaient pour leur part le salon littéraire de fortune tenu par les deux sœurs antillaises, les sœurs Nardal, qui publiaient la Revue du monde noir, sous l’égide d’un riche financier haïtien. Bientôt ils lancèrent à leur tour une revue corporative, L’Etudiant noir, qui prit le relais du périodique des sœurs Nardal et de son fulgurant successeur Légitime Défense. C’est dans les pages de cette feuille de chou qu’apparaît pour la première fois le mot « Négritude » et s’élaborent les premiers écrits théoriques sur la prise de conscience grandissante de leur identité par les Noirs exilés. Le mouvement de la Négritude est né, un mouvement qui trouvera sa voix littéraire dans la grande poésie noire qui explose dès le milieu des années 1930 avec des œuvres majeures telles que Pigments (Damas), Cahier d’un retour au pays natal (Césaire), Chants d’ombre, Hosties noires, Ethiopiques (Senghor). Avec le succès que l’on sait.

Définition et dépassement

Le succès de cette poésie a dépassé les frontières et les générations, avec la Négritude s’imposant comme un courant fondateur de modernité. Toute la littérature moderne africaine découle de cette véritable épiphanie poétique dont la lecture a changé le regard que nous portons aujourd’hui sur le continent noir. Le vaste mouvement de réhabilitation qu’a été la Négritude a concerné d’abord le noir lui-même. Il l’a libéré de ses complexes et de ses servitudes mentales, en lui insufflant la fierté retrouvée d’être « noir » et partant, la force de prendre son destin en main. C’est le thème du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire qui met en scène, mêlant l’expérience personnelle et collective, la marche de tout un peuple vers la dignité et l’émancipation.

Contrairement à Senghor qui avait tendance à racialiser la Négritude (« l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ») en l’opposant à l’Europe (« l’émotion est nègre, comme la raison hellène »), Césaire n’a jamais quitté le terrain politique. Pour lui, la Négritude était avant tout un instrument de prise de conscience et de lutte contre la colonisation. Loin de toute tentation essentialiste, la négritude césairienne n’a jamais été ce « racisme anti-racisme » auquel les critiques occidentaux dont Sartre ont voulu la réduire. « Les gens qui me connaissent savent, le poète, a-t-il expliqué, qu’il n’y a aucun racisme là, je ne suis pas raciste du tout. (…) La Négritude, c’était pour moi une grille de lecture de la Martinique ! »

Une grille de lecture qui sera dans les années 1980 violemment prise à parti par les écrivains martiniquais partisans de la créolité. Tout en reconnaissant leur dette envers Césaire, les « jeunes loups » des lettres antillaises (notamment le trio Chamoiseau, Confiant et Bernabé) ont reproché au poète du Cahier d’avoir, avec la Négritude, réduit la complexité plurielle de l’âme antillaise à son versant africain. Cette critique a eu un grand retentissement aux Antilles, sans doute parce que les Antillais ne sont pas des Africains comme les autres !

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