Quand des médecins congolais aident au développement de la Guyane française
Colette Braeckman est une journaliste belge. Elle est responsable de l’actualité africaine et plus particulièrement de l’Afrique centrale. Elle tient pour Le Soir tient un carnet.
A l’occasion de la projection, à Cayenne, du film « l’homme qui répare les femmes » consacré au personnage du docteur Mukwege et à la résilience de femmes du Kivu, les Congolais de Guyane avaient saisi cette projection du documentaire décrivant le drame mais aussi le courage de leur peuple comme une occasion de manifester la force de leur communauté, son attachement, malgré la distance, à la mère patrie africaine…
Les Guyanais ont été bouleversés par la tragédie des femmes du Kivu, par les viols à répétition, par l’extrême violence de ces crimes sexuels… Comme si la tragédie des femmes du Kivu réveillait ici le lointain souvenir de l’esclavage, où les femmes étaient traité es comme des objets, soumises au bon vouloir de leurs maîtres, comme si le film décrivant l’actualité du Kivu rappelait ici des pratiques plus récentes ou ranimait des souffrances jamais exprimées….
L’évêque de Cayenne, Mgr Lafont, qui fut autrefois curé à Soweto, en Afrique du Sud, n’a pas été surpris par le surgissement soudain des émotions enfouies : «à la fin des années 60, la Guyane française ne comptait que 35.000 habitants. Ils sont 300.000 aujourd’hui, dont 120.000 à Cayenne, la capitale… Ce pays est une mosaïque ethnique, avec des Créoles, mélange sang français et africain, quelque 10.000 orpailleurs, souvent venus du Brésil, qui tamisent l’or des rivières et empoisonnent l’eau avec le mercure, des Bushinenge, anciens esclaves noirs venus du Surinam voisin, des Bonis, descendants des « nègres marrons » qui, fuyant l’esclavage, trouvèrent refuge dans les forêts…
Au début des années 70, déportés des montagnes du Laos, d’où les Américains s’étaient retirés à la fin de la guerre du Vietnam, sont arrivés des réfugiés Hmongs. En famille, ils ont défriché la forêt. Aujourd’hui, ils nourrissent le pays, inondent les marchés avec leurs fruits tropicaux, les légumes issus de leurs cultures maraîchères. Mais leurs enfants, eux, fréquentent l’université et se spécialisent dans l’informatique… »
Pour l’évêque, les plus mal lotis des Guyanais sont les Amérindiens, plusieurs dizaines de milliers d’autochtones qui jadis vivaient de la chasse et de la pêche : « aujourd’hui citoyens français, ils bénéficient du RMI, le revenu minimum d’intégration, auquel s’ajoutent les allocations familiales. Mais, distribué sans encadrement, ce petit pactole mensuel les dissuade de travailler… L’argent sert essentiellement à acheter la bière… Le désarroi de ces communautés en perte de repères se traduit par un taux de suicide exponentiel, même parmi les jeunes… »
Est-ce à ces chiffres que songeaient les Guyanais qui réclamaient que « l’homme qui répare les femmes » soit projeté dans les universités et même les écoles, qu’il joue un rôle pédagogique ? D’après des données recueillies par l’évêché, le nombre de viols explose : en 2010, la justice a reconnu que 121 mineurs et 51 adultes avaient été victimes d’agressions sexuelles, mais ces chiffres ne représenteraient que 10% des cas… Lorsque les mineurs sont victimes de violence sexuelles, il apparaît que 80% des auteurs sont des proches, des membres de la famille…
A première vue cependant, la Guyane, département français d’outre mer, le seul territoire français situé en Amérique latine est une oasis sur laquelle, depuis Paris, veille l’Etat providence. Odile, qui fut médecin du travail à Kourou, est formelle : « ici, l’accès aux soins de santé est gratuit pour les résidents. De tous les pays de la région, Brésil, Surinam, des femmes se présentent pour accoucher, en espérant que leurs enfants deviendront ainsi, par la grâce du droit du sol, des citoyens français…La politique sociale est très libérale, car il s’agît, à tout prix, d’éviter qu’éclatent des troubles sociaux, des manifestations qui mettraient en péril le joyau de la recherche qu’est la base spatiale de Kourou… » Les avantages sociaux, l’offre très généreuse en matière de santé explique pourquoi des médecins africains, parmi lesquels de nombreux Congolais, se sont vus proposer depuis Paris des postes en Guyane, s’y trouvant bien mieux payés qu’en métropole et à fortiori dans leur pays d’origine…
La France s’inscrit dans la politique sociale mais aussi dans le paysage de Cayenne : si l’on retrouve encore des « cases créoles » dans le centre ville, avec leurs balcons ouvragés, leurs façades joliment peintes, l’extérieur de la ville, ceinturé de voies rapides, ourlé de ronds points et asphyxié par les embouteillages, ressemble à toutes les périphéries des villes françaises, avec les barres d’immeubles, les enseignes familières d’immenses supermarchés, où l’offre est aussi abondante qu’en métropole, mais avec des prix lourdement majorés… C’est que la viande, les produits laitiers, tous les articles de consommation courante, doivent, à grands frais, être acheminés depuis la France et cela alors que le Brésil voisin offre une vaste gamme de produits vivriers et d’articles de consommation courante, mais n’a pas accès au marché captif du département français voisin…
C’est pour cela que la ville de Saint Georges, sur le fleuve Oyapock, est un lieu d’excursion très prisé par les habitants de Cayenne qui ont oublié que naguère l’activité de la ville tournait autour du pénitencier aujourd’hui désaffecté. Après avoir traversé durant deux ou trois heures une forêt dense, pratiquement inviolée, on arrive au bord de l’un des grands affluents de l’ Amazone, l’Oyapock, où des piroguiers proposent de vous emmener sur la rive d’en face, celle du Brésil, où les marchés débordent d’animation, d’où des bus climatisés partent plusieurs fois par jour vers les grandes villes du pays.
Un pont majestueux domine le fleuve et, en principe, il devrait stimuler les échanges, accélérer le trafic. Mais alors que sa construction avait été décidée du temps de Jacques Chirac et terminé sous Sarkozy, le pont est toujours vide, fermé au trafic, pour des raisons administratives. Alors que pour les Brésiliens une simple carte d’identité suffit, les Français, désireux de juguler, ici aussi, un éventuel flot de migrants économiques, exigent passeport et autres attestions…Des exigences dont se moquent les milliers de Brésiliens qui franchissent le fleuve en pirogue et fournissent la main d’œuvre utilisée dans tous les métiers de la construction, ajoutant encore une couche à la stratification sociale où les Créoles monopolisent les postes de fonctionnaires…
Le maire de Saint Georges, Georges Elfort et son conseilleur Grégoire Leduc apportent d’ailleurs quelques bémols à la théorie de l’’Etat providence : « lorsqu’ils ont terminé l’école primaire, les jeunes doivent poursuivre leurs études secondaires à Cayenne, à 200 kilomètres d’ici où ils seront hébergés dans une famille d’accueil. Pour les jeunes Amérindiens, être ainsi coupés de leur communauté, de leurs traditions est dramatique et beaucoup préfèrent renoncer Lorsqu’ils reviennent au bord du fleuve pour les vacances, ils ne veulent plus repartir…Les plus déterminés trouvent alors du travail dans la scierie, les autres pratiquent la pèche, mais il n’y a ici aucune entreprise de conditionnement des produits de la pèche…Dans les supermarchés de la ville, on préfère importer…
Pour le maire comme pour son adjoint, la frontière est artificielle : le long du fleuve, les Amérindiens se sentent chez eux partout, et ne comprennent pas qu’on leur réclame des papiers…Les deux hommes s’insurgent lorsque, prudemment, nous avançons que le métropole semble généreuse avec sa lointaine province : généreuse ? alors que les départements d’outre mer doivent contribuer à réduire la dette de la métropole et voient leurs budgets être sans cesse rognés ?
Généreuse, alors que, si nous voulons avoir accès aux Fonds européens pour les projets de développement, il nous faut avancer la totalité des sommes requises et attendre d’hypothétiques remboursements ?
Pour le maire, né ici, comme pour son adjoint, un « métro », Français venu de métropole, plus nationaliste guyanais qu’un natif du département, « c’est la France qui doit à la Guyane, pas l’inverse… » Et de citer le bois tropical, ces grumes qui, à Cagnes près de Cayenne remplissent des bateaux entiers, l’or, confisqué aux orpailleurs clandestins ou taxé lorsqu’il est extrait par des sociétés minières, les pierres précieuses, et même la taxe carbone que touche la France grâce à la forêt amazonienne…Nous connaissons encore une économie de comptoir : tout ce que nous achetons à la France est hors de prix, tout ce qu’elle importe de Guyane est payé à vil prix, et les transports nous sont facturés beaucoup plus cher qu’ailleurs… »
Territoire encore largement sous peuplé, forêt amazonienne largement inviolée, la Guyane est cependant, plus que tout autre département français, solidement amarrée au futur : c’est de la base spatiale de Kourou, à une heure de route de Cayenne que, chaque mois, un satellite est propulsé dans l’espace par l’un des trois lanceurs, la fusée européenne Ariane, la russe Soyouz et leur petite sœur Vega… Un bataillon de la Légion étrangère, une escouade de gendarmes protègent le site, stratégique entre tous car c’est, entre autres, grâce à la Guyane que la France demeure une grande puissance…
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