Société

« Pas question que ceux qui ont été exploités, empoisonnés puissent encore être les victimes »

Originaire de la Martinique, Marie-Joseph PINVILLE est Maitre Auxiliaire en Économie, Cadre Supérieur à la Cci Guyane, Conseiller Spécial puis Directeur de Cabinet du Président de Région Antoine Karam, Directeur de Cabinet du Président de Région Rodolphe Alexandre. Actuellement il est Consultant en Stratégie Économique et Politique au sein du cabinet Somane Mjp consultant.

97Land : Présentez nous le Collectif des ouvriers agricoles de Martinique empoisonnés par les pesticides.

Devant la situation sanitaire catastrophique des ouvriers agricoles en activité et en retraite à la fin de l’année 2019, ceux-ci et leurs familles décident de se constituer en collectif. Participent également ceux qui ont oeuvré lors de la grande grève de février 74 qui comme celle de 1961 se termine dans le sang par la fusillade de Chalvet et la mort par balles de Renor ILMANY, celle de Georges Marie-Louise et de nombreux blessés. Le bureau de ce collectif s’appuie sur l’expertise, les conseils et les apports de trois commissions, celle de la santé, des affaires juridiques, de la communication et des relations extérieures.

Une juste revendication des ouvriers agricoles : leur régime de leur retraite

97L : Il s’agit d’un combat de longue haleine de plus de 50 ans…

Au-delà de connaître les attentes des ouvriers agricoles, une vaste enquête a été menée. Malgré la situation sanitaire dégradée à cause de la pandémie mondiale, des centaines de rencontres et de fiches ont été établies au-delà de la reconnaissance de l’état qui a reconnu officiellement sa part de responsabilité dans l’empoisonnement des Martiniquais et des Guadeloupéens le 27 septembre 2018 par la voix du président de la République.

Il convient que ceux qui ont bénéficié de ce système à savoir les grands propriétaires terriens puissent reconnaître leur part de responsabilité. Ce n’est pas encore le cas. L’enquête a établi qu’il faut soigner les corps et les âmes, qu’il faut dépister, qu’il faut nourrir sainement, qu’il faut dépolluer la terre, les eaux de rivières et les eaux côtières. Sur ce dernier point les pêcheurs sont également impactés, car à part le fait qu’ils sont plus de 90 % des Martiniquais et des Guadeloupéens avec du chlordécone dans le sang, aujourd’hui ils doivent aller au-delà des barrières coralliennes donc plus loin rechercher des produits de la mer. Cela est facilement compréhensible avec des coûts de production supérieurs.

Une juste et légitime des revendications des ouvriers agricoles : revoir le régime de leur retraite. Cette retraite aujourd’hui se situe entre 200 et 700 € par mois pour leur très grande majorité. Rares sont ceux que nous avons rencontrés qui ont 1000 € de retraite par mois. Il faut rappeler que ce chiffre est voisin du seuil de pauvreté en France. Et pourquoi des seuils de retraites aussi bas souvent après 40 années de travail (pour ne pas dire d’exploitations) ? Parce qu’il n’y a pas eu de déclarations aux caisses traitant de ces questions.

Des « trous » de déclarations sur plusieurs années apparaissent trop souvent. La venue d’une délégation pour discuter au ministère du travail et au ministère de la Santé répond à une exigence. L’enquête plusieurs centaines de fiches réalisées, dont 225 dépouillées démontrent bien que les ouvriers agricoles en activité ou en retraite soient porteurs de très lourdes pathologies. Il convient que ces pathologies soient reconnues comme des maladies professionnelles et traitées comme telles.

Entre 3 000 à 3 500 des ouvriers en activité et autant en retraite

97L : Qu’attendez des institutions parlementaires ?

Que très rapidement soit mise en service une unité médicale spécialisée au sein du centre hospitalier de Martinique et de Guadeloupe afin de recevoir et d’orienter les ouvriers agricoles et leurs familles vers les spécialistes qui traiteront leurs pathologies. Cela éviterait les déracinements et les conséquences de l’éloignement.

Aujourd’hui, un ouvrier agricole en retraite arrive à Paris pour se faire opérer d’une tumeur loin de sa famille, loin de son pays. Il a été obtenu que les prélèvements afin de déterminer les taux de chlordécone dans le sang puissent s’effectuer sans ordonnance et gratuitement par les laboratoires d’analyses. Alors qu’il y a au cours de plusieurs décennies l’utilisation de nombreux pesticides seule pour l’heure a détecté la molécule du chlordécone. Ces examens spécialisés ne peuvent être effectués qu’en matinée et du lundi au jeudi et ensuite, ils sont expédiés en France pour analyse. Des discussions sont difficilement engagées avec les grands propriétaires terriens afin qu’ils puissent libérer en début de semaine et sans retenue de salaire.

À la date du 7 juillet, seule une centaine d’ouvriers agricoles avait effectué ces prélèvements. Ce groupe « martyr » est évalué entre 3 000 à 3 500 des ouvriers en activité et autant en retraite dans les demandes formulées par les ouvriers agricoles et leurs familles.

Un aspect particulier mérite d’être souligné : le préjudice psychologique, le départ des proches. Patricia membre du collectif a accompagné son mari ouvrier agricole, décédé d’un cancer. Rose-Marie a vu sa famille décimée, entre elle et son aîné dix fausses-couches de sa mère ouvrière agricole. Ces histoires de vie sont légion. À cela, se mêle un sentiment de culpabilité. « Nous avons répandu du poison ». Dans cette posture, les victimes à tort culpabilisent en pensant être les bourreaux. Enfin ce point difficile de finir sans parler des dépressions de toute sorte. Si vous refusiez d’aller répandre les poisons longtemps sans protection, la mise à pied pour une semaine (ou plus) était de mise. Les cancers de toutes sortes, l’obésité, l’hypertension, le diabète, le cholestérol, le manque de fertilité, l’impuissance, les fausses-couches, l’endométriose. Les cécités sont régulièrement citées comme celles affectant les ouvriers et leurs familles.

97L : Oú en est-on dans la prise en charge par l’Etat des frais médicaux et la reconnaissance des pathologies ?

En janvier 2021, est obtenu le dépistage gratuit et sans ordonnance. Après de nombreux cafouillages, ordres et contre ordres des laboratoires d’analyses (demande d’ordonnance, demandes de règlement, relance pour règlement de ceux qui ont effectué les prélèvements). Après les multiples interventions du collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides auprès de la préfecture et de l’ARS il y a aujourd’hui une plus grande fluidité dans les relations entre les laboratoires d’analyses et les ouvriers Agricoles et leurs ayant droit. La réalité pour les laboratoires : ces prélèvements ne sont pas traités en Martinique. (Cet aspect des choses a été vérifié auprès de ses confrères par Christian Rapha biologiste travaillant dans un cabinet d’analyses et par ailleurs maire de St Pierre).

De plus avec la situation sanitaire dégradée depuis mars 2020, la surcharge des laboratoires d’analyses implique qu’ils ne peuvent traiter que 10 prélèvements de ce type par jour à moins qu’il y ait une organisation spécifique à voir entre eux et les propriétaires terriens. Dans ce cas une matinée privatisée pourrait permettre un nombre plus important de prélèvements. Le collectif s’est renseigné auprès des laboratoires d’analyse. Un parmi les laboratoires d’analyses travaillant au Lamentin ne procède à ces prélèvements spécifiques que du lundi au mercredi. (grosse concentration d’ouvriers agricoles dans la zone).

Vu la situation induite par l’emploi des pesticides notamment du chlordécone qui a engendrée de nombreuses pathologies incontestables, il convient dans un premier temps que tous les ouvriers agricoles en activités et à la retraite puissent aller se faire dépister en matinée sans retenue de salaire selon une organisation que les propriétaires d’habitations doivent mettre en place dans les plus brefs délais. Pas question que ceux qui ont été exploités, empoisonnés puissent encore être les victimes, d’une course au profit effrénée. Ce dépistage est nécessaire pour entamer dans les meilleurs délais la décontamination des corps et mettre en place des soins adéquats en fonction des pathologies.

Les rues cases nègres existent toujours sur certaines habitations

97L : Votre analyse de cette crise sanitaire ?

L’abolition de l’esclavage le 22 mai Martinique et le 27 mai en Guadeloupe n’a pas mis fin à un système basé sur la rentabilité à tout prix et sur les monocultures avec l’introduction et l’utilisation de pesticides au mépris de la santé. En économie, être dépendant d’une seule production représente un réel danger. Tous ces éléments militent pour une diversification des productions.

Les rues cases nègres qui ont hébergé dans des conditions déplorables les esclaves existent toujours sur certaines habitations. Malgré le fait que plusieurs générations ont construit leur logement au sein des plantations ou en bordure. Les ouvriers agricoles ne sont pas propriétaires. Cette situation a été un facteur aggravant car ce groupe a subi les effets des épandages aériens. Heureusement certaines municipalités notamment celle du Lamentin entendent avec l’aide de la collectivité territoriale de Martinique de mettre fin à cette flagrante injustice sociale. Enfin, les rapports de pression, de domination des grands propriétaires terriens existent toujours sur certaines exploitations.

Il y a quelques mois après la visite des membres du collectif dans le cadre de l’enquête menée actuellement, le propriétaire terrien a mis une telle pression que la deuxième fois les ouvriers agricoles ont demandé d’une façon apeurée, effrayée aux membres du collectif de ne plus revenir.

Il faut un suivi de nutritionnistes et l’ouverture d’épiceries solidaires

97L : Comment parvenir à une alimentation saine sans chlordécone ?

Une fois que les tests auront été réalisés et en fonction des résultats, la possibilité de changer l’alimentation et son mode de vie sont des éléments qui sont susceptibles de faire baisser les taux de chlordécone dans le sang selon les préconisations des spécialistes. Pour arriver à ce but, il faut un suivi de nutritionnistes et de diététiciens et l’ouverture d’épiceries solidaires afin que puissent se fournir à moindre coût ceux qui ont été empoisonnés car ayant été en première ligne dans cet épandage de pesticides de toute sortes. Ce dernier point est une revendication en discussion.

Nous marchons pas à pas. Les succès viennent lorsque l’intelligence collective se met en marche et que le plus grand nombre est convaincu de la justesse de ce qu’il faut faire. En même temps, nous savons qu’il faut accélérer le pas, car la situation pathologique accentuée par la pandémie nous indique de l’urgente nécessité de prendre toute mesure pour rester en vie et pour soigner les corps et les âmes, enfin s’engager sur la voie de la décontamination des terres, des rivières et des eaux côtières.

97L : Le collectif entend-t-il porter ce débat à l’international ?

Nous aurions bien souhaité que cette question soit plus internationalisée. Comment ne pas penser qu’il y a un traitement différencié. Alexeï NAVALNY opposant russe de Vladimir Poutine aurait été selon ses partisans empoisonné. L’Europe, le gouvernement français par la voix de son président, de nombreux gouvernements et états ont condamné cette action fermement. Des milliers de Martiniquais et guadeloupéens sont empoisonnés à cause de l’épandage de pesticides dont celui contenant la molécule de chlordecone sans protection pendant des décennies. Résultat : de très nombreuses pathologies lourdes se terminant par de très nombreux décès. Tout cela pour l’instant sans réaction de la communauté internationale face à la situation catastrophique, un véritable génocide vécu actuellement par le peuple martiniquais et Guadeloupéen.

Le collectif a choisi de travailler par strates. D’abord les ouvriers agricoles et leurs familles. Ensuite les élus politiques de Martinique (maires, parlementaires, élus de la collectivité territoriale de Martinique qui ont à l’unanimité adopté le préambule et les 11 points de revendications issus de l’enquête de terrain) afin que cette question devienne une cause nationale Martiniquaise.

 

Interview et Photos Wanda NICOT

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