Littérature

NI HUTU, NI TUTSI, MAIS RWANDAIS… ET GUYANAIS

GAEL FAYE : NI HUTU, NI TUTSI, MAIS RWANDAIS… ET  GUYANAIS

Qui selon vous présentait PETIT PAYS, le premier roman de l’écrivain franco-rwandais, GAEL FAYE ( Prix Goncourt des lycéens), paru le 24 août 2016 aux Editions GRASSET? Mais l’ASCODELA bien sûr, à la Médiathèque du Gosier !

Geneviève BRUNO et Jacqueline ARSENS nous ont fait vibrer avec ce roman poignant, et d’une rare délicatesse.

… Hutu ou Tutsi, c’était soit l’un, soit l’autre… Pile ou face…Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu… L’heure du brasier venait de sonner…

« Innocent a tendu la flamme à Armand. Si tu veux venger ton père …

Armand a reculé avec une grimace affreuse…

Alors Clapton s’est approché.

 – Chef, laisse plutôt le petit Français nous prouver qu’il est bien avec nous .

Innocent a souri, étonné de ne pas avoir eu l’idée plutôt. Il s’est approché de moi, le Zippo ( il s’agit d’un briquet) allumé à la main…

J’ai cherché Gino et Francis …J’ai vu qu’ils portaient le même visage de haine que les autres…

… J’ai lancé le Zippo, et la voiture a pris feu. Un immense brasier s’est élevé vers le ciel… Les cris de l’homme déchiraient l’air. J’ai vomi sur mes chaussures, et entendu Gino et Francis me féliciter en me tapotant le dos. Armand pleurait…. recroquevillé comme un fœtus dans la poussière. Le lieu était calme, presque serein. La rivière coulait en bas… »

PETIT PAYS, est aussi le titre d’une des chansons de cet auteur-compositeur-interprète. Ce pays, c’est le Burundi, où il est né, et qui sert de cadre à l’histoire.

Influencé autant par les littératures créoles que par la culture hip-hop, il a sorti deux albums aux tonalités musicales plurielles, Pili-pili sur un croissant au beurre et Rythmes et botanique.

Alter-ego de GAEL FAYE, qui lui aussi a dû quitter le Burundi, pour la France, à l’âge de treize ans, le jeune héros de Petit pays, Gabriel, suit la même trajectoire. Autre ressemblance, Gaby est issu d’un couple mixte franco-rwandais.

Le génocide est une marée noire. Ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie.

Quand les pays aimés deviennent des pièges mortels, et que leurs habitants se sentent comme des animaux affolés au milieu d’un grand feu de brousse, quand les nuits lâchent leurs hordes de hyènes, quand la fureur et le sang côtoient les gestes quotidiens, que peut la littérature face à l’empire de la destruction ?

« Ce qui s’est passé dans ces régions-là a atteint des sommets de violence et d’horreur que même la littérature ne pourrait pas décrire », a expliqué GAEL FAYE le 8 septembre 2016 sur RFI. Pourtant l’écrivain ne nous renvoie pas d’écho traumatique. Il n’a non plus aucune prétention à faire vaciller par un cri primal les inexpugnables forteresses de la haine. Son témoignage incandescent,- car le temps de la sidération muette ( ô combien compréhensible), est révolu-, sur ces coulées épaisses de sang, sur ces laves venimeuses, sur le paradis  perdu de son enfance africaine, n’aurait pu être qu’une « revisitation » du pays de la mort, du monde souterrain, du pays sans lumière où les ombres des morts murmurent dans les ténèbres.

Or, est mise en place une subversion de l’horreur génocidaire par le prisme narratif et émotionnel d’un enfant.

L’insouciance enfantine, les quatre- cents coups avec la bande de copains, dans cette bulle d’expatriés, tranchent au début du roman, avec la réalité des grondements souterrains des génocides, et la soudaine folie destructrice qui dévale des pentes de l’innommable. « Nous avions entendu des choses, mais n’avions rien vu. La vie continuait comme avant avec nos histoires de boums, de cœurs, de marques, de mode ». Le garçon, soutenu par son amour des livres, et par Mme Economopoulos, bonne fée grecque qui lui ouvre les portes de sa bibliothèque, transcendera l’indicible. Les mondes peuplés de spectres qui le hantent, le pousseront à en inventer d’autres, par delà le bien et le mal, car « la littérature est une ambulance qui fonce dans la nuit pour sauver quelqu’un ». (1)

« Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. Je n’allais plus à la planque, je n’avais plus envie de voir les copains, de les écouter parler de la guerre, des villes mortes, des Hutu et des Tutsi », nous confie Gabriel.

Un personnage en exil, deux temporalités 

Gabriel, âgé de trente-trois ans, vit et travaille en région parisienne, mais est obsédé par l’idée du retour. Sa sœur, Ana, «  qui ne veut plus jamais entendre parler de ce pays maudit », serait-elle plus lucide que lui, se demande t-il ?

«  Je ne me reconnais pas. Ma vie est une longue divagation ».

Affleurent alors les souvenirs empreints d’une « lourde mélancolie, qui s’abat sur lui comme une pluie tropicale quand il repense à son père, à sa mère, aux copains… ». Cette distorsion de l’espace-temps ne s’interrompra pas lorsqu’il retrouve sa mère, vingt ans après, au Burundi, laquelle, épave humaine et alcoolique, dans l’obscurité d’un bar de Bujumbura, semble le reconnaître. Elle pose délicatement sa main sur sa joue, et avec une tendresse infinie, lui dit : C’est toi, Christian ? ( Christian étant l’un des cousins de Gabriel, exterminé au Rwanda avec toute sa famille).

Arrivée juste après la libération de Kigali, et alors que les militaires du FPR – Front patriotique rwandais- tuent des hordes de chiens qui se nourrissaient de chair humaine depuis trois mois, la mère de Gabriel découvre chez la tante Eusébie les cadavres des quatre enfants. Elle reconnaît le quatrième corps, car Christian portait un maillot de l’équipe de football du Cameroun.

En dépit de tout, Gabriel, l’exilé, nous héliporte vers son enfance bénie, et les paysages de montagnes et de lacs de la région, « Au début de l’écriture, je ne souhaitais parler ni de la guerre, ni du génocide …Je parle de la vie au Burundi, de la douceur des gens avant la guerre, des paysages ». C’est assurément cette intention de départ, qui servira à merveille le roman, lorsque l’auteur décidera finalement d’inscrire ce récit dans la tourmente génocidaire.

L’écueil d’un télescopage entre les deux modes de narrations -par essence antinomiques- l’un décrivant la douceur de l’avant-génocide, avec une abondance de thèmes et de situations au ton juvénile, et l’autre caractérisé par la difficulté de transcription que peut poser la description traumatisante de scènes d’horreur macabre, est évité de façon subtile.

Tout d’abord par la part relativement réduite accordée à ces dernières, et aussi parce que le douloureux récit d’Yvonne, la mère de Gabriel, est rapporté alors que le génocide est déjà derrière nous.  «Des survivants au regard hébété erraient dans les rues… Quand je suis entrée dans la parcelle, j’ai voulu rebrousser chemin à cause de l’odeur… J ‘étais seule. J’ai dû enterrer moi-même les enfants dans le jardin ».

De fait, il faut attendre les glaçants chapitres 19 et 20, alors que des accords de paix ( bien illusoires),- accords d’Arusha- ont été signés, et que la mère de Gabriel,Yvonne, s’est rendue au Rwanda, avec ses enfants, afin d’assister au mariage de son frère, pour que ce dernier l’informe de la réalité du génocide futur, et des potentialités horrifiques du Rwanda. Pacifique chuchote à sa sœur, incrédule, « d’une voix presque inaudible, que des tueries qui feront passer les précédentes pour de simples répétitions se préparent… des machettes ont été distribuées dans toutes les provinces. Les Nations Unies ont reçu des informations confirmant que le pouvoir est en mesure de tuer mille Tutsi toutes les vingt minutes ».

La poursuite du voyage en voiture vers le lieu de cérémonie, est comme une plongée, en accéléré, dans les prémices du carnage inévitable, de la radio qui déverse la musique contagieuse de Papa Wemba , soudainement entrecoupée d’appels dégoulinant de gaieté macabre à exterminer les Inyenzi, les cafards, ( nom donné aux Tutsi), au contrôle de police, attestation charnelle et palpable de la haine épidermique entre les deux ethnies.

Quand la mère de Gaby présente son passeport français, c’est sous les quolibets et les menaces des soldats.

« Non, je ne pense pas que tu sois une vraie française. Je n’ai jamais vu une Française avec un nez comme le tien. Et cette nuque »… (Il a alors passé sa main dans le cou de Maman. Elle n’a pas bougé.

Elle était raide de peur)… Au revoir, femelle serpent ..

Quand tante Eusébie a démarré, un des soldats a donné des coups de pied dans la carrosserie. Avec la crosse, le second a éclaté une des vitres arrière, projetant des débris de verre sur Christian et moi. Ana a poussé un cri aigu. Tante Eusébie est partie en trombe ».

Gabriel comme toute sa famille, doit se préparer à un long voyage au bout de la nuit.

Le moment de fracture irréductible, (au chapitre 29), constitué par l’ autodafé au cours duquel de participant, il devient acteur principal et héros maudit, se singularise par la transgression des codes moraux qui relient symboliquement le jeune garçon à nous autres lecteurs.

C’est l’épisode paroxysmal où Gaby se mue en bourreau, où notre échelle des valeurs est inversée. Pourtant nous n’éprouvons que compassion pour Gabriel, et son innocence perdue nous fait plonger dans l’abîme du néant, où tout l’Être s’engloutit.

Les figures allégoriques du bien et du mal

Une transversalité romanesque est à l’oeuvre dans le récit.

Ainsi, la scène de l’immolation par le feu, allégorie des Enfers, aboutit à une transmutation de l’impasse, avec déplacement spatial, et renversement des rôles. Les enfants ne sont plus maîtres de la situation. C’est Innocent, ancien chauffeur et homme à tout faire du père de Gabriel, qui s’avère être le redoutable chef des « villes mortes »,

Gabriel avait déjà été mis en défaut par Innocent, et avait pactisé avec lui de manière tacite.

Ce dernier, toujours d’humeur exécrable, et hautain avec les employés, s’avérait indispensable par sa connaissance parfaite de Bujumbura, des commerçants aux flics. Le vol du vélo BMX de Gabriel est à l’origine d’un véritable safari dans les campagnes burundaises. Le contremaître Donatien, et Innocent sont chargés par le père, de retrouver le vélo, lequel a été vu dans le village de la grand-mère des jumeaux, camarades de Gabriel.

Lorsqu’ils mettront la main sur la bicyclette qui a atterri entre les mains d’une famille de villageois, après de multiples cessions rocambolesques, Donatien, l’homme pieux, tentera de convaincre Gabriel et Innocent de repartir en laissant le vélo au petit paysan, eu égard au désarroi de ce dernier et à la grande détresse des parents. Plein de compassion pour l’enfant, il invoquera une solidarité des pauvres, laissant de marbre Innocent, « Tu te prends pour Robin des Bois», plein de morgue et de mépris envers ces populations déshéritées, et se moquant de Donatien qui suggérait qu’on dise au père de Gabriel que le vélo n’avait pas été retrouvé.

« Tu as l’intention de mentir, je croyais que ton Bon Dieu l’interdisait… De toute façon , ce n’est qu’un foutu paysan, le môme, qu’est-ce qu’il va faire avec un BMX ».

Sur le chemin du retour, Gabriel, honteux, se rendra compte de son égoïsme, provoquant cette réplique glaciale de Donatien.

« Ses yeux pleins d’une colère froide me fixaient jusqu’au fond de l’âme.

  • Le mal est fait, gamin, il a articulé lentement ».

Le cuisinier Prothé est une autre figure christique. Sa fin tragique émeut Gabriel, inconsolable.

On remarque que ces deux figures bienveillantes sont issues du petit peuple, et à contre-courant d’un mythe national et identitaire : Donatien est zaïrois, Prothé est hutu .

La scène où les deux anges de bonté sont occupés à retirer une puce chique sous la plante des pieds de Gabriel, lui arrache ces mots : « Je regardais ces deux hommes s’occuper de moi avec la tendresse d’une mère ».

Les forces du mal sont identifiables, et leurs représentants déguisés en faux prophètes.

Le chargeur de la kalachnikov d’un des protagonistes du brasier, Clapton, est recouvert d’autocollants de Nelson Mandela, Martin Luther King et Gandhi.

Innocent ( dont le prénom revêt une saveur tragique) porte au poignet, un bracelet-éponge, rouge, jaune, vert, les couleurs panafricaines.

Autre cruelle ironie, l’apprenti caïd, et ex-probable brigand des rues, Francis, avec un bandana à la manière de Tupac Shakur, deviendra pasteur évangélique.

Une langue étonnamment douce pour décrire la tragédie

Dans le roman, la langue se déplie. On peut éclater la forme, c’est un laboratoire, a précisé GAEL FAYE. Je viens de la chanson, du rap, où chaque phrase doit avoir un rythme. C’est un art du condensé, les mots claquent. Il fallait trouver une musicalité sur le long cours, et non sur l’instantané comme la chanson le réclame.

Peut-être est-ce en raison d’une réflexion sur le métissage et une approche très poétique de la littérature.

Je me demande si chez les auteurs des Caraïbes n’est pas passée, dans la langue, toute une tradition de la poésie occidentale, mais retravaillée, oralisée, métissée.

Je ressens dans l’écriture en français que passent les traces du kirundi et du kinyarwanda, qui sont des langues très musicales. (2)

L’ allégorie de l’impasse

L’impossible dialogue constaté entre les civilisations ( et par conséquent entre ethnies, ou communautés) plonge l’humanité dans une impasse permanente.

Le voyage de nos libertés mène aux horizons quadrillés par les barreaux de la nasse existentielle. (3)

Pourtant dans la capitale du Burundi, Bujumbura, l’impasse semble idyllique. Y habitent, cinq petits garçons privilégiés, Gaby, ( le personnage principal), les deux jumeaux, Gino et Armand. C’est une oasis comme déconnectée du reste du pays, à l’abri des tensions raciales et ethniques, pense Gabriel.

« L’impasse était un cul-de-sac de deux cents mètres, une piste de terre et de cailloux avec, en son centre, des avocatiers et des grevilleas qui créaient naturellement une route à deux voies. Des brèches dans les clôtures de bougainvilliers permettaient de discerner d’élégantes maisons au milieu de jardins plantés d’arbres fruitiers et de palmiers.Les plants de citronnelles bordant les caniveaux dégageaient un doux parfum qui éloignait les moustiques ».

Les jumeaux habitent en face de chez lui, à l’entrée de l’impasse. Ils sont métis, leur père est français, leur mère burundaise. Leurs parents possèdent une boutique de location de cassettes vidéo, des comédies d’amour américaines et des films indiens…mais également des films de sexe pour adultes que les enfants regardent en cachette.

Passons à Gino. « Gino est l’aîné du groupe, un an et neuf mois de plus. Il a redoublé exprès pour être dans la même classe que nous. Enfin, c’est comme ça qu’il justifiait son échec.Son père est belge, professeur à l’université de Bujumbura. Sa mère est rwandaise, comme Maman, mais on ne l’a jamais vue ».

Armand est le seul noir de la bande. Son père est diplomate pour le Burundi dans les pays arabes. Son père connaît personnellement beaucoup de chefs d’état. Armand a même épinglé au-dessus de son lit une photo sur laquelle on le voit, bébé, en barboteuse, sur les genoux du colonel Kadhafi. Il craint son père qui ne rentre de voyages que pour faire régner une discipline de fer.

Leur planque est un Combi Wolkswagen.

Ils vont tous à l’école française de Bujumbura, qui regroupe sur un vaste terrain les classes de la maternelle à la terminale.

Il y a aussi Francis qui vit avec un vieil oncle devant le pont Muha, à une rue et demi de l’impasse, dans une maison lugubre recouverte de lichen. Il les déteste et dit qu’ils sont des gosses de riches, avec papa-maman et le petit goûter à quatre heures.

Il est certain que les cinq garçons sont très éloignés des pratiques locales et du mode de vie burundais. En témoignent les jumeaux qui racontent à Gabriel leurs vacances de Noël chez leur grand-mère, à la campagne.

« C’était horrible, il n’y avait pas de salle de bains, alors on devait se laver tout nu dans la cour devant tout le monde. Au nom de Dieu Gaby…

Et comme ils n’ont pas l’habitude de voir des métis comme nous , les enfants du village venaient nous espionner à travers la clôture. Ils criaient : Petits culs blancs…

Les toilettes, mon cher, c’est un trou dans la terre avec des mouches en stationnement longue durée autour !Au nom de Dieu !… ».

Ce sont aussi eux qui après avoir raconté comment dans le village, la grand-mère les avait fait circoncire, en apportent la preuve à Gabriel, dubitatif, en baissant leurs slips. Ils ajouteront, après cette démonstration sans équivoque :

  • Tu sais, dans le village de notre grand-mère, on a vu quelqu’un rouler avec ton vélo. Au nom de Dieu ! ».

Ce seront les premiers à partir. Le père des jumeaux décide de rentrer en France définitivement.

Privée de ces derniers, l’impasse où se déroulaient des guerres des boutons bien innocentes, ( les enfants chapardent les mangues des propriétés voisines), cesse d’être un terrain de jeux.

Gino, « son frère de sang », et Francis ( ce dernier devenu chef de bande), décident d’être les soldats-enfants de l’impasse, au grand désarroi de Gaby.

« On n’est qu’une bande d’enfants… Personne ne nous demande de nous battre, de voler, d’avoir des ennemis ».

« Gaby, c’est la guerre. On protège notre impasse. Si on ne le fait pas, ils nous tueront. Que feras-tu lorsqu’ils rentreront dans l’impasse ? Tu leur offriras des mangues ? ».

Des mangues on passe à une grenade, ( il s’agit bien de l’arme et non du fruit), cachée dans le congélateur du père de Gino.

Est-ce métaphorique ? Sans nul doute.

De même le thème du double est omniprésent. Le double c’est ce qui multiplie par deux un objet, ( n pense aux jumeaux), mais c’est aussi, parce qu’il lui vole son image, son ombre ou son âme, ce qui le fractionne et le sépare d’une partie de lui-même, de son intégrité. (Presses universitaires de Rennes Figures du double Nathalie Martinière).

Gino, le double de Gabriel, n’est plus que haine, habité par une personnalité mortifère, alors que nous apprenons la vérité sur sa mère tuée au Rwanda. A l’opposé, Armand, garçon extrêmement sensible, ne peut passer à l’acte, et ne se laissera pas submerger par la logique diabolique des blocs ethniques. Il aurait pu se draper dans le suaire des victimes alors que son père a été lâchement assassiné, et que le probable meurtrier est à sa merci.

Gabriel lui-même, ne présente-t-il pas en puissance, en plusieurs occasions, une face sombre et un visage lumineux, mais pouvons-nous lui en tenir rigueur?

«  J’entendais les voix lointaines de Gino et Francis, des cris de fauve, des salves de haine fiévreuse…Clapton parlait de Papa et d’Ana…Innocent s’est énervé, a dit que si je ne le faisais pas, il irait lui-même dans l’impasse s’occuper de ma famille…Tout était flou autour de moi ».

La singularité du point de vue de l’enfant comme stratégie narrative.

D’autres écrivains, comme Tierno Monénembo dans l’Aîné des orphelins, publié en 2000, ( voir l’ analyse de Mamadou Wattara dans Africultures du 29 mai 2014) avaient déjà opté pour cette stratégie.

« Ce n’est ni une histoire de langue ni une histoire de taumatismes, c’est une question de couteaux ».

Cette affirmation glissée par Tierno Monénembo dans la bouche de son personnage illustre la métathèse , déplacement de lettre ou de syllabe à l’ intérieur d’un mot, qui devient l’expression du désarroi et du traumatisme chez l’adolescent qui peine à comprendre.

Toutefois, on ne dénote chez les jeunes héros de GAEL FAYE, aucune scorie sémantique. La langue demeure d’un classicisme étonnant pour un vécu enfantin, même retravaillée par une mémoire adulte. Seules exceptions (inconscientes) à cette langue impeccable, l’emploi décalé des noms papa ou maman, tout au long du roman.

Demeure cependant une approche volontairement souriante, des fameuses différences ethniques.

« Au Burundi, c’est comme au Rwanda : il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux. Ils sont petits avec un gros nez.

Les Twa, les Pygmées

Les Tutsi, ils sont grands et maigres avec des nez fins, et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête.

La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ?

Non, c’est pas ça, ils ont le même pays

Alors, ils n’ont pas le même Dieu ?

Si, ils ont le même Dieu

Alors, pourquoi ils se font la guerre ?

Parce qu’ils n’ont pas le même nez

Les héros sont des anti-héros, fuyant des cadavres vivants

La mère de Gabriel représente-t-elle le Rwanda, patrie aimée et paradoxalement traversée d’instincts destructeurs ?

« C’était quelque chose les chevilles de Maman, ça inaugurait de longues jambes effilées, qui mettaient des fusils dans le regard des femmes et des persiennes entrouvertes devant celui des hommes…des roseaux d’eau douce à la silhouette fuselée, des beautés sveltes comme des gratte-ciel à la peau noire ébène et aux grands yeux de vaches Ankole ».

Suite à son terrible périple, et à sa rapide dégradation «  un pagne était grossièrement noué autour de sa taille, elle flottait dans une chemise brunâtre, et ses pieds nus étaient couverts de crasse », l’élégante citadine plonge dans la folie.

Gabriel ne supportant plus ses délires, s’en plaint à son père.

Suite à une violente dispute, elle s’en prend physiquement à Ana, et disparaît. Gabriel s’estime fautif, car il a été à l’origine de son accès de violence.

Il semble que les outils psychiatriques que nous avons dorénavant à notre disposition sont une bonne grille de lecture pour analyser le dénouement du roman.

Melanie Klein a parlé de pulsions destructrices de l’enfant vis-à-vis de sa mère.

Surviennent par la suite le fantasme réparateur, le désir de soigner ces blessures, de racheter ses torts envers sa mère.

L’enfant est poussé vers un amour actif, c’est-à-dire vers le désir de restaurer l’objet auquel il a fait du mal. Winicott montre que ( l’enfant), s’il ne traverse pas cette culpabilité originelle , risque d’en rester à une angoisse «  brute et inutile ».

Nous comprenons mieux que Gabriel conclue en écrivant : «  J’ignore encore ce que je vais faire de ma vie. Pour l’instant, je compte rester ici, m’occuper de Maman, attendre qu’elle aille mieux ».

GAEL FAYE GUYANAIS

Cet amoureux des mots place au premier rang des poètes rappeurs le guyanais Léon-Gontrand DAMAS.

Le français qui m’a nourri est celui de Césaire et de Senghor, mais surtout celui de Léon Gontrand-Damas ( 1912-1978), affirme-t-il dans le Parisien du 23 mars 2018. Il récite avec délectation le poème « Sur le sein », pour illustrer les allitérations qu’il juge sublimes.

Sur le sein

bel et bien

flasque

d’un luxe

de maquillage

défait

A l’ASCODELA, après ce voyage éprouvant et malgré tout d’une rare beauté dans ce coin du monde, où l’on vit sur l’axe du grand rift, à l’endroit même où l’Afrique se fracture, ( comme les hommes de ces pays ? s’interroge l’auteur), nous n’avons pas pu nous empêcher de penser à d’autres allitérations célèbres,

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Daniel C.

  • Révine Detambel, romancière, citée dans Les livres prennent soin de vous.( Sciences Humaines-Les pouvoirs de l’imaginaire, mensuel n°273-juillet-août 2015).

  • Les tempos de l’écriture : GAEL FAYE dans Continents Manuscrits interview de Céline Gahungu

  • L’impasse dans les créations artistiques et scientifiques, colloque international université Omar Bongo Libreville

  • Le génocide sujet de fiction ? Analyse des récits du massacre Tutsi dans la littérature africaine de Semujonga Josiaw Editions Notabene

L’oeuvre littéraire vise moins à expliquer, illustrer par la voie de la fiction, un génocide qu’à révéler, par les procédés spécifiques à la littérature, les aspects humains de cette tragédie, qu’aucun autre discours ne saurait dire, sans tomber dans le pathétique.

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