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Maryse Condé : Que la Guadeloupe ait voix au chapitre

Un essai basé sur les déclarations de la récipiendaire lors de la remise de son prix à Stockholm et publié dans The New York Review of Books.

Le 9 décembre 2018, j’ai reçu le prix de la nouvelle académie de littérature à Stockholm, en Suède, récompense créée l’année dernière en remplacement du prix Nobel annulé suite à un scandale à l’Académie suédoise.

@FondationStJohnPerse

C’est la deuxième fois qu’un écrivain guadeloupéen reçoit un prix d’une telle importance après le poète Alexis Léger, dit Saint-John Perse en 1960. Vous ne pouvez imaginer contraste plus saisissant : lui, descendant de la fière caste des békés, blancs créoles, installés sur l’île depuis le XVIIIe siècle; moi, descendante d’esclaves africains ayant traversé l’Atlantique comme des animaux dans la cale des navires négriers.

Cette récompense a été une surprise totale. En supplément du sentiment de fierté et de bonheur, je me suis sentie soulagée. Pour la première fois, j’étais en paix avec moi-même. J’écrivais depuis des années sans reconnaissance particulière. Quand les français remettaient chaque automne leurs fameux prix littéraires – Goncourt, Femina ou Renaudot – je n’ai jamais été nominée.

J’ai failli ne jamais devenir écrivain. En dépit de l’éducation reçue de mes parents appartenant à une petite bourgeoisie noire embryonnaire, j’étais une enfant timide, associale et vulnérable. Le monde environnant me semblait effrayant. Contrairement à la plupart des adolescents, je n’avais aucune envie de faire du vélo avec des amis sur les plages de Sainte Anne ou de Saint François, ni de flâner sur la place de la Victoire, le cœur de notre petite ville, Pointe-à-Pitre. Je n’étais heureuse que mon nez dans un livre ou lorsque je racontais les histoires les plus extraordinaires à Danielle, la petite fille indienne que mes parents avaient adoptée. Son père, Carmélien, était décédé en chutant d’un arbre à pain et sa mère le suivant dans la mort, quelques mois plus tard.
J’étais toujours prête à broder des histoires sur les gens et les choses. Ma mère, fervente catholique, m’admonestait pour ce qu’elle qualifiait de mensonges, chose que j’avais du mal à accepter. Des mensonges ? C’était simplement le fruit de mon imagination et mes contes ne méritaient pas de reproches si virulents.

Sculpture de Maryse Condé par Marcos Marin

Lorsque je me sentais trop frustrée par les réprimandes de ma mère, je me réfugiais dans la cuisine où notre employée, Adélia, m’accueillait de fort mauvaise humeur. Elle n’appréciait pas mes inventions culinaires. Pour elle, la cuisine était un ensemble de recettes immuables que vous avez préparées à maintes reprises. Je pensais, tout au contraire, que la cuisine était un lieu d’invention et de créativité.

Malgré ma jeunesse, je me préparais déjà à écrire une ode à ma grand-mère, Victoire, cuisinière dans une famille de blancs créoles, prisonnière de son analphabétisme, son illégitimité, son sexe et son statut de servante. Plus tard, je le retranscrirai dans le livre, Victoire : la mère de ma mère : «Quand Victoire inventait les assaisonnements ou les arômes mélangés, sa personnalité s’épanouissait et la rendait libre. La cuisine était son rhum Père Labat, son ganja, son crack, son extase. Elle dominait le monde. Pour un instant, elle devenait Dieu. Comme un écrivain.  »

Je suis Emily Brontë !

Pour mon dixième anniversaire, une amie de ma mère, institutrice comme elle, qui commandait ses robes à Paris, m’offrit un livre. Comme j’avais déjà lu les grands auteurs,  de Flaubert à Balzac, en passant par Maupassant, Apollinaire ou Rimbaud, elle voulut me confier un cadeau original. L’auteur, Emily Brontë était une inconnue pour moi – personne à l’école n’ayant jamais mentionné son nom. Le livre, Les Hauts de Hurlevent, était une traduction française de Wuthering Heights.
Dès les premières pages, j’ai été transportée. Je ne pouvais m’empêcher de rire puis quelques lignes plus tard, tout au contraire, de fondre en larmes. Tout comme Cathy s’exclame : « Je suis Heathcliff ! », j’étais sur le point de hurler : « Je suis Emily Brontë ! »

Vous serez peut-être surpris qu’une jeune fille de la Guadeloupe puisse s’identifier ainsi à la fille d’un ecclésiastique anglais vivant dans les landes du Yorkshire. Mais les ruines d’une ancienne sucrerie et une maison coloniale située dans une région désolée de mon île m’ont rappelé cet environnement. Voici le pouvoir et la magie de la littérature : elle n’a pas de frontières, c’est le domaine des rêves difficiles à atteindre, des obsessions et des désirs qui unit les lecteurs à travers le temps et l’espace.

J’ai eu le même ressenti, des années plus tard, lors d’une visite au Japon. Tokyo était une ville qui m’effrayait par son empire de néons comme des hiéroglyphes impénétrables. Les Japonais sont très différents de moi tant physiquement, que dans leur éducation, leur art culinaire et leur style de vie. Mais dès que l’interprète a commencé à lire l’un de mes textes, un puissant sentiment de connivence a envahi la salle.

Les gens comme nous n’écrivent pas ! 

Après cette nuit de révélation avec Emily Brontë, j’ai couru remercier l’amie de ma mère pour son cadeau et lui dire l’effet que ce roman avait eu sur moi. Naïvement, j’ai ajouté : «Un jour, vous verrez, moi aussi je deviendrai écrivain et mes livres seront aussi beaux et puissants que ceux d’Emily Brontë» Elle m’a jeté un regard abasourdi et compatissant : « De quoi parles-tu ? Les gens comme nous n’écrivent pas ! » 

Maryse Condé et sa fille

Que voulait-elle dire par des gens comme nous ? Les Femmes ? Les Noirs ? Les Habitants de cet îlot sans importance ?
Je ne l’ai jamais su précisément. Mais cette conversation m’a anéanti. En conséquence, je n’ai jamais débuté un roman sans penser que j’allais droit vers une impasse. Si un de mes amis, Stanislas Adotevi, ne m’avait pas obligé à lui remettre le manuscrit que je gardais dans un tiroir, je ne sais pas si j’aurais eu le courage de chercher un jour un éditeur. C’était mon premier roman, Hérémakhonon, qui signifie en attente de bonheur à Malinké. C’était une allusion à un magasin public du même nom à Conakry, en Guinée, où j’ai vécu pendant trois ans, où je manquais constamment de produits de première nécessité : huile, riz, sucre, sauce tomate. Alors que, à cette époque, le monde entier parlait du succès du socialisme africain, j’osais dire que les pays africains nouvellement indépendants étaient victimes de dictateurs prêts à affamer leur population.
 

Le livre a eu de mauvaises critiques et a été réduit en bouillie par l’éditeur au bout de six mois. J’ai compris alors que la littérature était un acte dangereux : Ne dites jamais ce que vous croyez être la vérité.

Quand j’ai écrit mon adaptation, ma cannibalisation, comme je l’appelais, de Wuthering Heights, appelée La migration des coeurs, je pensais rendre hommage à un écrivain que j’adulais. Selon moi, son livre a un attrait universel. Il y a l’amour entre Cathy et Heathcliff qui dure au-delà de la mort; et le désir de vengeance de Heathcliff change radicalement son destin et celui des descendants de Cathy. Tout cela – la présence de l’invisible parmi les vivants et le désir de venger la dureté de la vie – semblait si familier et compréhensible pour un habitant des Caraïbes. Malgré cette conviction, après la publication de la version anglaise, j’ai lu des critiques accablantes de la société Brontë, qui considérait mon livre comme un sacrilège.

 

Oui, nous pouvons écrire…

Aujourd’hui, grâce à ce prix, je me sens délivrée d’un poids pour un triple défi : OUI, les femmes peuvent écrire; OUI, les noirs peuvent écrire; et OUI, les habitants d’une petit archipel insignifiant, loin des regards du monde, peuvent écrire.

Au XVIIIe siècle, missionnaires et voyageurs ont attribué à la Guadeloupe le terme d’île paradisiaque. Fermant les yeux sur les conditions des esclaves qui travaillaient dans l’enfer des plantations de canne, les colons préféraient vanter le climat et les paysages majestueux. Même la population autochtone a fini par être convaincue de cette contre-vérité. Aujourd’hui, de tels mythes ne peuvent survivre dans l’atmosphère morose qui règne sur l’île.

Les Guadeloupéens ont été privés de leur identité nationale

Il n’est pas facile d’être de cette région du monde. La loi de 1946, dite loi d’assimilation, initiée par le poète Aimé Césaire, député de l’Assemblée nationale, a transformé la colonie en un département français d’outre-mer. Je ne fais pas partie de ceux qui accablent Césaire pour sa politique. Il pensait que la Martinique et la Guadeloupe étaient si pauvres qu’il leur fallait, après la Seconde Guerre mondiale, acquérir le statut le bénéfique pour elles. Je peux lui pardonner à cause de la beauté de sa poésie, que j’ai découverte quand j’avais dix-huit ans. Mais admettons-le : sa politique était malavisée.

Les Guadeloupéens ont été privés de leur identité nationale et sont devenus des domiens. Et je suis moi aussi une domienne. Ils nous ont dit que nous n’avions pas de langue. Le créole, langue inventée dans le système de plantation, est resté longtemps un dialecte interdit à l’école; il a fallu un groupe d’intellectuels audacieux pour qu’un diplôme de créole soit reconnu. Ils nous ont dit que nous n’étions pas créatifs. Nous sommes soit descendants d’esclaves africains, soit descendants d’ouvriers indiens sous contrat, soit descendants des colonisateurs français. Personne n’imaginait que ces trois composantes auraient pu fusionner pour fonder une culture originale.

En raison du pacte colonial axé sur le commerce de monopole vers la métropole, il y a peu de travail en Guadeloupe. Le taux de chômage y est élevé. Les jeunes doivent quitter l’île, principalement pour la France (même si on trouve des Guadeloupéens dans le monde entier). En raison du manque criant d’opportunités pour ceux qui restent, certains sont réduits au trafic de drogue, au vol, et seule la violence en Guadeloupe fait la une dans la presse française.

J’appartiens à un parti politique, l’UPLG

J’appartiens à un parti politique, l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe, qui prône l’indépendance. J’étais récemment en Guadeloupe lorsque l’UPLG a célébré son quarantième anniversaire. Émus par ce que nous avions appris des horreurs de l’esclavage et des ravages du colonialisme par des historiens tels que Jean Suret-Canale et Jean Bruhat, nous avons créé l’UPLG dans la jeunesse de notre jeune temps. Nous étions si naïfs à l’époque que certains d’entre nous croyaient que l’indépendance était à portée de main et que nous pourrions construire du jour au lendemain une société socialiste dans laquelle les Guadeloupéens n’utiliseraient pas de  voitures individuelles mais uniquement les transports en commun.

Aujourd’hui, la moyenne d’âge des membres de UPLG est de 70 ans. L’appel à l’indépendance est devenu une demande utopique d’une génération plus âgée. Le seul domaine dans lequel nous avons réussi est la présence du créole, à la radio, à la télévision et dans tous les médias. La jeune génération guadeloupéenne n’écoute plus nos propositions et ne montre que peu d’intérêt pour la politique. Une majorité de la population n’est plus motivée par un changement de statut politique; ils ne nous ont pas suivis et je crains que nous ne menions un combat perdu.

Je suis profondément fière d’être Guadeloupéenne

Parfois, je crains que la Guadeloupe n’ait plus voix au chapitre. Les seules fois où l’île est mentionnée dans l’actualité internationale, c’est pour un ouragan ou une course comme la Route du Rhum, ou lorsqu’une célébrité s’y rend, même à titre posthume, comme la star du rock Johnny Hallyday, qui s’est fait enterrer sur l’île de Saint Barthélemy.

Je suis heureuse et profondément fière d’être une Guadeloupéenne qui se fait entendre. Cela me donne l’espoir que la voix de la Guadeloupe, malgré les malheurs de mon île, reste forte, qu’elle reste magique et qu’elle ait toujours le pouvoir de dire non.

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