L’image grandiose de Fanon cache le sort de milliers d’Antillais à la guerre d’Algérie
« … J’ai enseigné en Algérie pendant deux ans à la fin des années 70 et la connaissance de ce pays m’a beaucoup aidé. Ensuite, j’ai rencontré en Martinique des anciens combattants : soit des soldats professionnels, qui étaient tout à fait contents d’avoir fait la guerre, majoritaires, soit des déserteurs qui avaient choisi la voie de Fanon, c’est-à-dire de rejoindre le FLN. Ceux-là sont beaucoup moins nombreux ».
« Dans mon livre, je campe trois personnages principaux, l’un qui est du peuple, a fait St-Cyr, se retrouve en Algérie et va finalement déserter car il va comparer la situation des Antillais à celle des Algériens, y trouver quelques similitudes. Un autre qui est d’une famille de la petite bourgeoisie, fait très bien son « devoir » et participe à cette guerre sans état d’âme. Et puis un dernier, jeune étudiant de la Sorbonne, qui hésite pour finir par déserter. Ces trois personnes ont vraiment existé, deux d’entre elles sont décédées ».
« … Ces militaires n’ont jamais désavoué ce qui s’est passé en Algérie à l’époque où ça s’est passé… Aucun d’eux n’a remis en cause la nécessité de cette guerre. Les détails sur les tortures, ils n’ont jamais voulu me les donner et m’ont assuré qu’ils n’ont participé à aucune de ces séances ni rasé aucun village. Mais je sentais bien une certaine gêne chez eux et elle est compréhensible car cette guerre n’a jamais été appelée par son nom. On disait « les événements d’Algérie »… J’ai dû arracher les choses à ceux que j’ai rencontrés ».
« … Il fallait donner à voir Fanon de l’intérieur. Il est devenu une espèce d’icône, un peu comme Che Guevara, désincarnée, que l’on brandit avec deux ou trois citations sorties à tout bout de champ, sans vraiment lire ses livres. On en fait un apôtre de la violence alors que, quand on regarde bien, aucun mouvement terroriste ne s’est jamais réclamé de Fanon. Ensuite, ce livre était une manière pour moi de l’humaniser, de le sortir du symbole. Mais je me suis rendu compte au bout d’un moment que cette image grandiose de Fanon cachait le sort de milliers de soldats martiniquais, guadeloupéens, guyanais qui ont participé à la guerre d’Algérie et dont personne ne parle.
J’ai pensé qu’il fallait complexifier les choses et dire que non, tous les Antillais qui étaient en Algérie pendant la guerre n’étaient pas des Fanon, loin de là, très loin de là. La majorité d’entre eux étaient soit des appelés soit des militaires de carrière, tout à fait d’accord pour faire tranquillement ce qu’ils appelaient leur devoir. Fanon et une poignée d’autres ne sont que des exceptions ».
« … Ce n’est pas un roman sur l’Algérie. C’est un roman sur la participation des soldats antillais dans la guerre d’Algérie. J’ai donc choisi cette optique qui consiste à faire des allers-retours, de façon à ce que les deux pays soient présents presqu’à part égale. Ces soldats martiniquais étaient là-bas mais leur mémoire n’était pas effacée. C’était important pour moi de montrer la différence de cultures. C’est un choc culturel à encaisser pour un Antillais lorsqu’il arrive en Afrique du Nord. Je permets au lecteur de comprendre ce choc culturel en présentant le passé, les souvenirs de certains personnages. Ces souvenirs lui montrent que, entre le Morne-des-Esses en Martinique et le Djebel en Algérie, il y a quand même un monde. Et ce monde-là, il faut le traverser, ce n’est pas facile. On a affaire à deux sociétés totalement différentes ».
« L’Algérie est une société atavique, qui existait avant la colonisation, les Français ne sont arrivés là qu’en 1830. Tandis que la société antillaise, elle, est une création de la colonisation, comme toutes les sociétés des Amériques et des Caraïbes. Le rapport au passé, à l’identité, n’est pas le même. Par exemple, le Cheikh Ben Badis opposé à la France dans les années 30, disait : « J’ai un pays, il s’appelle l’Algérie, j’ai une langue, elle s’appelle l’arabe, j’ai une religion, elle s’appelle l’islam. » C’est clair. Un Antillais, lui, il naviguait entre la langue française et la langue créole, entre les Blancs et les Noirs, les Indiens et les Chinois. Il y a une incertitude identitaire antillaise confrontée à la certitude identitaire des Maghrébins, et des Français aussi. Le soldat antillais se trouve prisonnier entre ces deux certitudes. J’ai voulu évoquer cela beaucoup plus que la solidarité entre colonisés, qui est évidente mais là encore, qui doit être complexifiée ».
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