B.Lebdai : L’esclavage, un traumatisme qui se transmet de génération à génération
Benaouda Lebdai est professeur des Universités au Mans. Il est Spécialiste en littérature Comparée Africaine et Africaine-Américaine et a été le Directeur de recherche d’Ena Eluther pour sa thèse L’africanité dans la littérature caribéenne. Des extraits d’un article publié dans le Point Afrique « Le traumatisme de l’esclavage est toujours présent ».
… L’esclavage a duré plusieurs siècles, entraînant un changement profond en Afrique, dans les Amériques et en Europe. Durant les déportations de non-retour, des millions d’Africains ont été honteusement exploités dans les plantations, malmenés, violés, battus, vendus et revendus comme du bétail, des millions d’autres ont trouvé la mort lors du passage du milieu. L’histoire du commerce triangulaire inhumain fut catastrophique pour ces millions d’Africains esclaves qui étaient devenus des non-personnes.
Des philosophes comme Voltaire ou Rousseau ont condamné l’esclavage comme le prouve cet extrait écrit en 1766 : « L’achat des nègres pour les réduire en esclavage est un négoce qui viole la morale, la religion, les lois naturelles et tous les droits de la nature humaine. » L’esclavage, déclaré étant « un attentat contre la dignité humaine », fut aboli officiellement en France le 27 avril 1848. Désormais, l’abolition de l’esclavage est commémorée le 10 mai…
Des associations comme Mémoires et Partage de Bordeaux, des universités qui organisent des colloques pour commémorer l’abolition de l’esclavage et approfondir la recherche dans ce domaine comme celle du Mans, des intellectuels de la diaspora africaine qui écrivent sur l’esclavage montrent combien est grand le besoin de faire face à l’Histoire. Néanmoins, une partie des intellectuels de la diaspora africaine pense qu’il est inutile de ressasser le passé et de se complaire dans une position toujours victimaire, à l’instar de Fatou Diome qui pense que « la rengaine sur la colonisation et l’esclavage est devenue un fonds de commerce ».
Il est certain qu’il faut aller de l’avant et affronter les maux d’aujourd’hui, mais force est de constater que l’esclavage reste un traumatisme qui se transmet de génération à génération comme le prouve la littérature noire américaine de ce début de XXIe siècle.
La présence de la tragédie de la traite négrière dans les textes fictionnels des romanciers comme Marilynne Robinson, d’Eward P. Jones, Yaa Gyasi, Caryl Philips, Isabel Wilkerson ou Colson Whitehead, de la Martiniquaise Fabienne Kanor, est à souligner. En effet, les ouvrages publiés en ce début de siècle prouvent que cette jeune génération d’écrivains est habitée par cette mémoire de l’esclavage, comme les générations précédentes, à l’instar des écrits des esclaves eux-mêmes qui témoignèrent de leur vécu comme Olaudah Equiano.
Ces romanciers noirs américains et français ressentent un grand besoin de raconter l’Histoire de leurs ancêtres à travers leur perception et leurs propres mots. Ils narrent les expériences de leurs ancêtres selon leurs nouvelles visions du monde, ils réécrivent les tragiques expériences des esclaves à travers leur imaginaire…
Marilynne Robinson raconte dans Gelead la transmission de la mémoire de l’esclavage et des luttes pour l’abolition de l’esclavage tel que le révérend Amis le raconte à son fils. Edward P. Jones narre dans Un monde inconnu l’esclavage au XIXe siècle, la vente des Noirs d’une famille à une autre, comme on vend un meuble dont on ne veut plus. Cette nouvelle génération n’hésite pas à dévoiler que certains Noirs, libres et enrichis, achetaient des esclaves noirs, dénonçant ainsi le blanchiment des Noirs riches qui ont intégré la mentalité esclavagiste. Ils cassent ainsi certains sujets tabous.
L’autobiographie de Solomon Northup Twelve Years a Slave fut portée à l’écran en 2013 avec un succès retentissant auprès des jeunes Noirs américains. La Martiniquaise Fabienne Kanor a publié en 2006 son premier roman Humus, qui relate une histoire qui a eu lieu en 1774, en l’occurrence la vie de quatorze esclaves femmes, parquées dans les cales d’un négrier nantais au nom ironique de Soleil. Fabienne Kanor narre leur rébellion et leur courage, leur force et leur désespoir. Avec sensibilité, Fabienne Kanor, enseignante, romancière et actrice, est effectivement habitée par l’histoire de ses ancêtres comme je l’ai constaté à Ouidah lors de notre colloque sur la mémoire de l’esclavage. Sa sensibilité à fleur de peau révèle que ce n’est point pour elle « un fonds de commerce », mais bien une aspiration à comprendre le sens de sa présence au monde.
De même pour le jeune Noir new-yorkais Colson Whitehead qui reprend le flambeau de l’inscription de la mémoire de ses ancêtres qu’il raconte avec sa propre sensibilité dans Underground Railroad, un roman qui a reçu le prix Pullitzer. L’histoire de la jeune esclave Cora est investie par ce romancier, qui a l’art de recréer la vie tragique de ses ancêtres esclaves qui furent embarqués de Ouidah au Bénin.
… Colson Whitehead est cinglant dans son phrasé comme « des corps volés qui travaillaient des terres volées » où il dénonce et l’esclavage et la dépossession des Indiens de leurs terres par les Blancs, ou comme ces ex-esclaves qui se croyaient libres, mais qui « demeuraient un troupeau domestiqué ».
Colson Whitehead dénonce la stérilisation des esclaves pour qu’ils ne soient pas plus nombreux que les Blancs. Ainsi, il prend la relève de Toni Morrison, par la force de son écriture et la manière dont il aborde la mémoire de la traite des esclaves, pour avancer dans une Amérique qui recule. L’histoire des esclaves demeure un traumatisme transmis, dont les traces sont toujours vivantes, malheureusement. Le nombre de romans publiés sur ce sujet en ce début de XXIe siècle le prouve.
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